Un projet du Programme de Recherches La Bible en ses traditions AISBL
Dirigé par l’École Biblique et Archéologique Française de Jérusalem
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30 Et il advint que, comme il était à table avec eux,
ayant pris
Vil prit le pain, dit la bénédiction
Vle bénit, puis l'ayant rompu
Vle rompit, et il le leur présentait.
29–35 Les pèlerins d'Emmaüs
Cette fresque du couvent San Marco se trouve au-dessus de la porte de l’hôtellerie des pèlerins. L’une des vocations des Dominicains était de les héberger. Le Christ est reçu par deux frères qui, en habit de leur Ordre, lui serrent le poignet et l’épaule : ce contact des mains, cette réalité physique, montre la tangible Présence du Ressuscité. Pour accentuer la profondeur du lien qui se tisse entre les protagonistes, Fra Angelico a donné aux regards une intensité qui manifeste la force de cette Présence et traduit l’au-delà de cette rencontre. Ces visages témoignent du sourire ineffable de la tendresse d’un Dieu d’Amour présent en tout homme. « Ce que vous avez fait à l’un de ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que l’avez fait » : Mystère de l’identification du Seigneur à celui qui est pauvre et sans pouvoir. « Dieu existe, je l’ai rencontré », en mon frère… Cette expérience de Dieu, nous pouvons la vivre à chaque instant de notre vie. Il ne s’agit pas de chercher Dieu en levant les yeux au ciel, mais dans le regard de ses frères. Ces échanges font passer du dedans au dehors, et la foi se déploie en don d’Amour. Recevoir l’autre, c’est la respiration de la foi. Dans ce face à face, le Christ s’abaisse jusqu’à se confier à nous, ainsi peut-on vraiment découvrir Dieu comme une personne. La rencontre interpersonnelle est chemin de Lumière : le Christ Ressuscité marche avec nous, comme avec les disciples d’Emmaüs. Notre cœur n’est-il pas « tout brûlant… » ? Devenir ces pèlerins de l’Espérance pour accueillir toutes vies… (J.-M. N.)
Avec une gourmandise que l'on connaissait ailleurs (Arts visuels Lc 10,38–42), Joachim Beuckeleer prend prétexte de la scène d'auberge pour exhiber les biens de la terre, peut-être en action de grâce — « eucharistie » — à leur Créateur, Jésus et les disciples apparaissant à l'arrière plan, sous l'arche d'entrée.
L'instant de la reconnaissance coïncide avec le moment de la disparition. C’est ce moment qui est représenté. Le Christ est déjà en train d’échapper à leurs regards, il ressemble à une silhouette, à une ombre portée qui se découperait sur le mur derrière lui.
La composition est à la fois violente et paisible. Les deux hommes n’en sont pas au même stade de la reconnaissance. L’homme à genoux au premier plan, presque invisible, avec sa chaise renversée en bas à gauche, s’est déjà jeté aux pieds du Christ. L’autre est encore figé, dans un mouvement de surprise qui fait basculer les coupes sur la table. Il n’ose en croire ses yeux. Dans l’évangile, nous n’avons le nom que de l’un des deux. L’autre, c’est nous. Sur ce tableau, lequel sommes-nous ? Qu’attendons-nous pour nous jeter aux pieds du Christ ?
Les lignes de fuite dirigent le regard vers la table. Ce n’est pas le Christ qui est au centre, mais les coupes.
Et c’est bien une messe que le Christ vient de célébrer : on, retrouve dans le passage de Luc les grandes étapes de la messe : sur le chemin, Jésus les pousse à l’aveu de leur déception, peut-être une forme de liturgie pénitentielle, puis il les enseigne, dévoile la Parole, fait les liens entre Ancien Testament et ce qu’il a accompli : c’est bien ce que fait la messe lors de la liturgie de la parole, avec les lectures et l’homélie du prêtre. Puis il entre avec eux et rompt le pain : c’est la liturgie eucharistique. Enfin, il y a l’envoi en mission implicite (Mc 16,15-20), évoqué par le sac de voyage suspendu au centre du tableau, au-dessus de la tête du pèlerin et de la table : la Bonne Nouvelle invite à se mettre en route, à partir en mission. Aujourd’hui, on les appelle « les pèlerins », mais ils le sont devenus par leur rencontre avec le Christ ! Lorsqu’il les rejoint au départ, ils errent sans but (au mieux) et au pire, ils s’éloignent de Jérusalem pour s’éloigner des possibles persécutions. C’est cette rencontre qui leur donne un but, une destination, une mission, et qui transforme leur errance en pèlerinage. « À l’instant même, ils se levèrent et retournèrent à Jérusalem. » (Lc 24,33) Ils retournent d’où ils viennent (comme Pierre à la fin de sa vie comprend qu’il doit retourner à Rome), à Jérusalem : l’Eucharistie va leur donner la force d’entreprendre le voyage, de vaincre leurs peurs et de retourner dans la ville sainte.
Au fond, la femme qui s’affaire (une servante de l’auberge ?) peut être mise en parallèle, par sa position courbée, avec l’homme du premier plan agenouillé aux pieds du Christ. Cela peut faire penser au passage de Marthe et Marie (Lc 10,38-42). Mais ici la servante est vraiment en train de tout manquer parce qu’elle est affairée, plongée dans ses propres occupations. À supposer qu’elle soit en train de faire la cuisine, elle a renoncé à être nourrie par la seule nourriture qui rassasie véritablement !
L’homme du premier plan se confond quasiment avec la silhouette sombre du Christ : les contours ne permettent pas de les distinguer aisément. Par la communion, il est uni au Christ : le pain s’intègre à son corps et lui-même est introduit dans le Christ. Il fait partie de son corps vivant, qu’est l’Église (liens entre corps ecclésial et corps sacramentel). La communion n’est pas un acte purement individuel : en le recevant nous communions aussi au mystère de l’Eglise. Le geste auquel ils le reconnaissent, c’est la fraction du pain. On rompt le pain pour la partager.
Il y a également une dimension mystique : au « soleil de Satan », préférer les ténèbres du Très-Haut et choisir « cette nuit de la foi aimante qui est surnaturelle et d'autant plus forte que l'acte de foi se pose dans la faiblesse et l'obscurité » (Fabrice
, La foi des démons, 2009).Sans disqualifier l’action qui est, avec la contemplation, une composante de l’Église, la femme occupée est en arrière-plan, alors que l’homme en adoration est au premier plan : toute action tire sa source de la prière, de l’union au Christ. Si l'on oublie de la relier à l’arbre de vie, elle court le risque de se dessécher très vite et de rester sans fruit.
D’habitude, on met en valeur les saints par des vêtements aux couleurs primaires fortes (rouge et bleu en général). Ici, ni rouge, ni bleu, mais des couleurs simples et sobres, surtout des ocres. Simplicité du cadre de l’auberge (une pauvre cloison de planches et un soubassement de plâtre). Ce mur fait d’ailleurs penser au mur de l’atelier de Rembrandt dans lequel il s’est peint la même année : le Christ vient nous rejoindre dans la pauvreté de notre quotidien. Avec son caractère intime (le peu de personnages par rapport à la version de
au Louvre par exemple), le tableau met l’accent sur la simplicité de la rencontre avec le Christ : une petite auberge, deux hommes, une modeste servante au fond qui ne leur prête pas attention... Jésus ressuscité aurait pu trouver un cadre plus spectaculaire pour une de ses premières apparitions ! Mais non. Il se dérange pour ces deux hommes, dont seulement un est nommé. L’autre, c’est chacun de nous, invité à venir rencontrer le Christ dans l’humilité de la messe, à accepter de rentrer dans ce mystère de la présence réelle, incompréhensible pour les sens. Loin des paillettes et d’une clarté univoque, nous devons accepter d’entrer dans l’obscurité des sens : on va à la messe, en sachant qu’on est infiniment dépassé par ce qui va se dérouler sous nos yeux.Rembrandt utilise ici comme souvent le procédé du clair-obscur. C’est le soir qu’a lieu la scène (« déjà le jour baisse »). Il fait nuit. D’où vient la lumière ? Il y a celle d’une lampe ou d’un four au fond. Mais la lumière qui envahit le premier plan n’est pas une lumière naturelle ou artificielle (il n’y pas de lampe ni de fenêtre), mais surnaturelle ! C’est le Christ, lumière du monde ! Cette lumière vient dissiper les ténèbres dans lesquels ils se trouvaient : ténèbres de l’incompréhension (« esprits sans intelligence ») et du désespoir : « tout tristes » : encore sous le choc de la mort de celui qu’ils appelaient leur sauveur, il est là ressuscité devant eux ! C’est la joie de la Bonne Nouvelle qui les envahit. la lumière ne vient cependant pas du Christ dans son corps physique, qui est en contre-jour, mais de derrière lui. Elle vient de la table de l’auberge, devenue autel, des espèces consacrées. Le Christ s’efface, disparaît au profit du pain et du vin. Il est bien présent au milieu d’eux. « Il entra donc pour rester avec eux » (Lc 24,29): cela peut sembler paradoxal puisque cinq minutes plus tard il disparaît à leurs yeux... Mais en fait il reste bel et bien, par la présence réelle dans le pain et le vin consacrés.
Le Christ est en contre-jour. La rencontre avec les pèlerins d’Emmaüs se situe entre la découverte du tombeau vide et l’apparition aux Apôtres réunis. Le Christ est ressuscité, c’est son corps glorieux. Représenter un corps glorieux en peinture... sacré défi ! Regarder Dieu, c’est toujours un risque. Dans l'Ancien Testament, Dieu se cache dans la nuée, parce que sa vue est trop éblouissante pour nous. Il préfère se dévoiler et se laisser adorer dans l’humilité d’un bout de pain et d’un peu de vin.