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TRADUCTION

INTRODUCTION : POURQUOI LA RÉSISTANCE À LA TRADUCTION DE LA BIBLE A-T-ELLE TRADITIONNELLEMENT ACCOMPAGNÉ SA PRATIQUE? 

À cette question, en écho aux polémiques du temps de la Réforme, on répond souvent par des raisons sociologiques assez superficielles. Des hiérocraties auraient entretenu le mythe d’un texte sacré comme une couverture idéologique de leurs privilèges d’interprètes autorisés … Mais si l’on étudie de près les débats sur le sujet en marge du concile de Trente, par exemple, on découvre une raison anthropologique et pédagogique bien plus profonde que ces prétextes disciplinaires ou politiques. L’intention profonde des autorités religieuses réticentes est de prévenir l’illusion d’un sens facilement accessible, voire définitivement fixé et compris — mais moins par crainte de perdre leur pouvoir (d’interprétation), que pour préserver quelque chose d’essentiel à l’Écriture sainte.

Dans les Écritures comme dans la vraie vie, l’expérience domine le concept : la pragmatique domine la sémantique.

L’expérience de la communication dans une langue concrète est moins celle d’une saisie immédiate du sens ou du message, que celle d’une quête de la position, de la distance la meilleure pour entendre ce qui veut se dire dans la parole. Comprendre revient toujours, plus ou moins, à réduire la polysémie sans jamais pouvoir s’en affranchir. Or l’Écriture porte cette conception de la compréhension comme désambigüisation progressive (et partielle) à son point d’incandescence. Le Dieu de la Bible — le Vivant, créateur et rédempteur des hommes— parle le langage des hommes — lequel n’est pas pure transparence, mais plutôt tissu de polysémies, de quiproquos ou de malentendus.

  • Comme  l’ont appris les études de Ricœur sur la métaphore, ou celles de Marion sur le « phénomène saturé », l’Écriture invite à entrer dans une expérience où le langage est en avance sur la pensée et la réalité, où les prédicats suscitent les référents plus qu’ils ne les décrivent. En son cœur, depuis Ex 3,14, « Je suis qui je suis » signifie au-delà de toute signification que Celui qui Se révèle entend être expérimenté, plus que nommé ni pensé. Par la pragmatique qu’elle induit, la lettre du texte biblique s’offre comme medium d’une continuation de la révélation.
  • Les Anciens savaient d’instinct ce que les penseurs actuels du langage nous ont aidé à redécouvrir : que le trajet vers le sens fait lui-même partie du sens. Les Écritures, autant que des documents historiques, sont des mots et des phrases en un certain ordre assemblés. Autant que documents du passé elles sont protocoles d’une expérience qui est à faire dans les mots, et c’est cette expérience première — « le mystère dans les lettres », disait Stéphane Mallarmé — qu’il s’agit de retrouver.
Cela détermine un type de traduction : sourcière et non pas cibliste.

Pour les traducteurs anciens, traduire n’est pas effectuer une transaction conceptuelle : c’est reproduire dans la langue d’arrivée un itinéraire vers le sens analogue à celui de la langue de départ. C’est pourquoi leurs traductions, rassemblées dans la Septante ou dans la Vulgate, par exemple, imitent les tournures de l’hébreu jusqu’à la limite du possible du grec ou du latin…

  • La traduction elle-même leur était un exercice de « demeure dans- » ou de « garde de- » la parole, qui est le fond de l’existence biblique depuis le šema‘ Yisrael jusqu’aux injonctions de Jn 4,34 ; 15,4.7.10
  • Cela explique pourquoi la Bible a pu modifier des langues (grec, latin, allemand, anglais) voire en promulguer (copte). Cela explique inversement pourquoi la plupart traductions modernes, conceptualistes et ciblistes, produits d’éditeurs cupides ou de clercs amnésiques, ont si peu d’importance cultu(r)elle.

On distingue deux grandes familles de traductions : celles qui accordent toute leur attention au langage du texte de départ, et celles qui s’attachent surtout à produire le texte le plus limpide et immédiatement compréhensible dans la langue d’arrivée. À la première appartient par exemple la Septante, qui adhère à l’hébreu au point d’être souvent peu claire ; à la seconde, les traductions de collections comme Guillaume Budé ou Sources chrétiennes, qui privilégient la clarté du français (mais donnent en regard le texte original). Tout en prenant nettement le parti du texte de départ, La Bible en ses Traditions s’efforce d’atteindre un équilibre : l’acte de traduire est moins un calcul qu’une pesée et la traduction restera toujours un art.

Avant de transposer une œuvre dans une langue-cible, tout traducteur doit se livrer à une réflexion profonde aux trois niveaux d’analyse du texte-source : du mot au texte, en passant par la phrase. Les pages qui suivent commentent les principes que la traduction de La Bible en ses Traditions s’efforce de respecter à chacune de ces trois échelles.

1 — À L'ÉCHELLE DES MOTS

Respect de la richesse du vocabulaire biblique et les nuances entre « synonymes », sans traduction systématique de chaque mot du texte source par un même mot du texte cible

S’il est un domaine pour lequel un travail approfondi peut toujours améliorer une traduction, c’est bien celui-là. Trop souvent, en effet, les nuances qui distinguent chaque terme d’un champ lexical originel sont ignorées.

Pour transposer en français la richesse des nuances de la langue originale, on doit préciser l’importance et les contours des champs lexicaux hébraïques ou grecs dans un corpus déterminé. Le recours à l’instrument essentiel du traducteur qu’est la concordance du texte original pourra révéler, de façon beaucoup plus sûre que les dictionnaires, les nuances subtiles qui opposent les termes d’un champ lexical déterminé, pour permettre d’aboutir à une traduction dont la richesse devrait être comparable à celle du texte source.

L’accent étant mis sur le respect de ce texte-source, on évite cependant le défaut du « terminologisme », auquel aboutirait la recherche d’une concordance comparable pour le texte d’arrivée, à celle que l’on pourrait dégager pour le texte de départ. Les champs lexicaux des différentes langues ne sont jamais superposables mot à mot : on ne s’interdira donc pas, en français, de décliner légèrement la polysémie de certains termes (legein : « dire », « demander », « ajouter »…), ni de rendre au contraire par un même lexème deux mots distincts du grec (ainsi, le ephê de Jn 1,23 et certains emplois johanniques de lalein transitif pourront être avantageusement rendus par un même verbe « déclarer »). Si nous croyons avec Jérôme et Cicéron que le traducteur doit, « plutôt qu’un ‘nombre’ équivalent, donner [au texte cible] un ‘poids’ équivalent », un même verbe français pourra traduire plusieurs verbes différents du grec, selon le contexte... l

  •  Cicéron De optimo genere oratoris 14 : Non adnumerare sed tanquam appendere de ),
  • Jérôme De optimo genere interpretandi, Epître 57 : Non verbum e verbo, sed sensum exprimere de sensu, habeoque huius rei magistrum Tullium « plutôt que de rendre un terme par un autre, je cherche à exprimer la signification du texte : Cicéron est d’ailleurs mon maître en cette affaire. »
Attention portée à la valeur aspectuelle des temps du grec ou de l’hébreu

À des degrés divers, le verbe des textes bibliques relève d’une prégnance aspectuelle différente selon la langue (grec de la Septante, grec du NT, hébreu ou araméen), la période ou l’auteur concernés. Ainsi, pour le NT, les oppositions aspectuelles à l’indicatif seront beaucoup plus marquées dans certains textes johanniques (évangile et épîtres) ou dans l’évangile de Matthieu, que dans les autres corpus. La traduction devra chercher à rendre compte de ces jeux aspectuels, dans la mesure du possible, sans surcharger le texte de façon inutile.

Le texte de la Vulgate manifeste une profonde sensibilité à cette dimension linguistique du grec. Ainsi, la valeur de futur imminent que peuvent comporter les présents du Nouveau Testament est parfois rendue par un futur ou une tournure périphrastique en latin.

  • Ainsi Lc 3,9 (pan oun dendron mê poioun karpon kalon ekkoptetai kai eis pur balletai) est-il traduit : omnis ergo arbor non faciens fructum excidetur et in ignem mittetur, « tout arbre donc qui ne porte pas de fruit va être coupé être jeté au feu ».
  • De même : Jn 1,15 (ho opisô mou erchomenos) devient-il : qui post me venturus est, « celui qui va venir après moi »…

Semblablement, un imparfait de conatu pourra être rendu dans la Vulgate par un parfait latin, lorsque le contexte l’exige.

  • Ainsi en Jn 6,21 : voluerunt ergo accipere eum in navim traduit-il : êthelon oun labein auton eis to ploion (« ils eurent donc à cœur de le prendre dans le bateau »).
Recours aux crochets pour identifier un contenu implicite sans gloser le texte

On appelle contenu implicite un sens évident dans un contexte déterminé, que la langue originale n’explicite pas, conformément à son génie (prégnance ou concision). Chaque fois que le génie de la langue d’arrivée exige l’explicitation de ce contenu (pour des raisons de correction grammaticale ou de cohérence), on recourt donc aux crochets pour le signaler. La règle d’or, dans ces cas-là, consiste à éviter deux extrêmes opposés :

  • celui de rendre clair dans la langue d’arrivée ce qui serait obscur dans la langue de départ (risque de glose ou d’interprétation réductrice)
  • celui de rendre obscur dans la langue d’arrivée ce qui serait clair dans la langue de départ (risque de littéralisme).

Un exemple suffit à illustrer ce principe.

  • On lit en Jn 19,17 : kai bastazôn heautôi ton stauron exêlthen eis ton legomenon kraniou topon : « Portant lui-même sa croix, Jésus sortit [de la ville] jusqu’au lieu dit du Crâne » ; dans la traduction proposée, les crochets enclosent non pas une glose mais une explicitation du texte original conforme à la nature de la langue française.
Conservation des calques de la langue originale, sous forme de calques équivalents dans la langue d’arrivée

Le calque, terme étranger au vocabulaire d’une langue, qui apparaît pour la première fois dans un texte (ainsi l’arabe khalas, pour signifier « cela suffit » dans un texte en français), est distinct de l’emprunt, terme d’origine étrangère acclimaté depuis longtemps dans une langue déterminée (tels que week-end ou steeple-chase en français).

Les exemples sont ici importants.

  • Malgré les apparences, un terme tel que messias fait aussi peu partie du lexique de la langue grecque que de celui de la langue française : de ce fait, l’auteur du quatrième évangile est contraint de le traduire (par christos :Jn 1,41 ; 4,25) pour que le lecteur le comprenne. Dans un cas de ce genre, l’erreur consisterait à traduire ce mot étrange en grec par un terme courant dans le lexique français (« messie »). Pour garder l’effet de dépaysement que la forme messias produisait dans la langue originale, comme le fait d’ailleurs la Vulgate, on pourra avoir recours à une forme telle que Messia, ou Messias, en italiques. En revanche, un mot tel que didumos (« jumeau ») qui est parfaitement grec devra toujours être traduit (proscrire la simple translittération du terme grec en « Didyme »).
En cas de double-sens du texte original, ne jamais sacrifier un sensus altior unanimement reconnu par les Pères

En raison de phénomènes fréquents de double entendre, certains textes bibliques (Cantique des Cantiques, Évangile de Jean…) offrent une densité figurative extrême. Au-delà de l’intention de l’auteur, la tradition interprétative a pu parfois contribuer à enrichir le texte. En paraphrasant Grégoire le Grand, on pourrait affirmer que divina eloquia cum Traditione crescunt, « les paroles divines grandissent avec la Tradition ».

  • Tel pourrait être le cas de l’archê du premier verset du Prologue de Jean, que la plupart des interprètes anciens comprennent comme le « commencement », alors que le courant d’exégèse origéniste comprend plutôt comme « le Principe » (c’est-à-dire, le Père : ac si aperte diceret : in Patre subsistit Filius). Le texte de la Vulgate (qui porte ici principio plutôt que initio) reste également ouvert aux deux nuances. Le français, au contraire, ne permet pas de garder les deux sens en un seul mot.

Deux solutions s’offrent alors au traducteur, qui, après avoir pesé avantages et inconvénients de chacune des possibilités, sera appelé à trancher :

  • l’amplification : où le gain résultant d’une traduction complète du signifié pourrait compenser, aux yeux de certains traducteurs, l’altération indéniable du rythme de la phrase originelle. On traduirait donc : « Au commencement, dans le Principe était le Verbe ».
  • le renoncement : suivant les cas, à la nuance moins attestée dans l’exégèse ancienne, ou bien au sensus inferior, si les deux exégèses sont également fréquentes dans l’Antiquité. Ainsi, dans l’exemple qui précède, si l’on décide de renoncer à l’amplification, il paraît préférable de traduire « Au commencement », plutôt que « Dans le Principe ». Une note de traduction devra en tout cas signaler l’existence du sens que l’on n’a pas cru devoir conserver.     

Outre de rares crochets et des notes de traduction, La Bible en ses Traditions propose les double ou triple traductions des segments dont la polysémie a été particulièrement importante dans l’histoire de la réception. On n’exclut pas d’imprimer les plus importants, en parallèle ou en synopse, dans le corps du texte lui-même.

Maintien du vocabulaire chrétien

Le vocabulaire biblique a ceci de particulier qu’il a pénétré les langues modernes occidentales. Ce faisant, il y a perdu sa motivation première tout en conservant sa signification profonde. Méconnaître cette réalité en s’attachant obstinément à la motivation étymologique nous conduirait à lâcher la proie pour l’ombre et reviendrait de surcroît à la négation de l’histoire même de la langue française.

Tout le problème du traducteur biblique est là : il est censé traduire des mots qui sont porteurs d’une longue histoire dans sa propre langue mais constituent parfois, au moment de leur emploi dans les textes originaux, de véritables néologismes (baptisma) ou des expansions sémantiques nouvelles (pneuma au sens d’ « esprit », christos au sens de « Christ »). Pour rendre l’effet de dépaysement qu’ils ont dû produire dans les textes bibliques originels, on pourrait dès lors être tenté de les traduire sans tenir compte de la tradition chrétienne, c’est-à-dire en dehors du contexte de compréhension qui a permis la lecture de ces œuvres (baptisma : « immersion » ; pneuma : « souffle » ; christos : « consacré par l’Onction »). Un texte, cependant, sous peine de rester lettre close, ne saurait jamais être dissocié de son contexte de compréhension : dans le cas de la Bible, ce dernier peut être inféré, au moins partiellement, de l’histoire de sa lecture. De plus, un néologisme n’est jamais vraiment motivé qu’au moment même de la création lexicale.

Il importe de ne pas confondre figure et désignation (ce à quoi le terme fait référence). Tant que la désignation n’a pas atténué la motivation première du mot originel, il est légitime de conserver une figure primitive ; mais dès lors qu’une image originale est devenue une catachrèse, c’est-à-dire, dès lors qu’elle s’est intégrée dans le lexique d’une langue, la décision de garder la figure (« immersion ») au détriment de la désignation (« baptême ») équivaut tout simplement à une trahison du sens. En voici d’ailleurs une preuve a contrario : pour traduire le mot baptême du français au grec koinè, il n’est d’autre solution que l’emploi du terme baptisma

Dès qu’un néologisme, devenu fréquent dans une langue, perd son effet de nouveauté (c’est le cas de tous les exemples que nous venons de citer), il se dépouille aussitôt de sa motivation lexicale, et la désignation directe prend alors le pas sur celle, indirecte, de la figure. Si le signifiant de baptisma a pu exprimer, lors de la création de ce terme, « la réalité de l’immersion », il n’en a pas moins toujours désigné ce que nous appelons en français le « baptême ».

Dans les cas exceptionnels où un néologisme, porteur d’une désignation fondamentale du lexique du christianisme, apparaîtrait dans un texte au moment même de sa création, ou bien dans un jeu littéraire repérable (étymologisme, figure de dérivation), la seule solution possible pour le traducteur voulant à tout prix respecter la figure originelle serait le procédé de l’amplification (« l’immersion du baptême ») qui permet de garder l’image originelle sans renoncer pour autant à la désignation.

Respect des figures

Le signifiant sur lequel repose une figure déterminée contribue puissamment à l’expression d’une idée. Certes, le maître d’Alexandre et le disciple de Platon désignent tous deux le même personnage (= Aristote) mais ils le font sous des figures différentes. La connotation, et finalement le sens, ne sont donc pas exactement les mêmes dans ces deux expressions. À ce titre, le respect de la figure est une priorité du traducteur. Un exemple  permettra de fixer les idées.

  • Les traductions habituelles des évangiles négligent la différence entre les verbes teleioô et plêroô, qui désignent tous deux l’accomplissement de l’Écriture au moyen d’un signifiant différent. Rien n’empêche cependant de tenir compte de la spécificité de chaque figure et de traduire le premier verbe par « être accompli », voire « trouver son achèvement », et le second par « trouver sa plénitude ». Est-il indifférent qu’en Jn 19,28, le même verset associe tetelestai (que la Vulgate rend par consummatum est) et teleiôthêi hê graphê, (Vulgate : ut consummaretur Scriptura), et que, quelques versets plus loin, dans un tout autre contexte (Jn 19,36), on rencontre en revanche hê graphê plêrôthêi (Vulgate : Scriptura impleretur) ?

Il faut étendre la notion de figure au contour verbal des phrases elles-mêmes. Dans l’exercice concret de la lecture, la séquence des catégories grammaticales, le rythme donné par la longueur ou l’ordre des mots, par exemple, importent beaucoup pour l’accès à la signification. La traduction idéale ne rend pas seulement le signifié abstrait, le « résultat » sémantique de la phrase originale : elle s’efforce de restituer dans la langue d’arrivée un cheminement analogue vers le sens. La figurativité exerce donc son effet autant à l’échelle de la phrase qu’à celle du mot.

2. À L'ÉCHELLE DE LA PHRASE

Rendu du relief que l’ordre des mots donne à la phrase originale : Jérôme Ep. 57, 5 : « Dans les Écritures saintes, même l’ordre des mots recèle un mystère ».

Comme toutes les langues, celles du texte biblique connaissent, pour les différents types syntaxiques répertoriés, un ordre des mots habituel (ou neutre), par rapport auquel les variations stylistiques signalent une intention particulière. Ce domaine permet d’ailleurs de caractériser dans une large mesure le style d’un auteur. Au moment de traduire, il convient donc d’éviter deux extrêmes :  la transposition du relief originel par une platitude dans la traduction, en raison de l’adoption systématique d’un ordre des mots neutre en français ; le décalque artificiel de l’ordre des mots du texte source chaque fois que la langue française le permet.

  • Soit Jn 1,6 : egeneto anthrôpos apestalmenos para theou. La Vulgate suit exactement l’ordre originel : Fuit homo missus a Deo (« il y eut un homme envoyé d’auprès de Dieu »). Fondée comme le grec sur des désinences casuelles, la phrase latine est susceptible d’une remarquable plasticité. C’est la raison pour laquelle, sans bousculer le moins du monde le génie du latin, Jérôme a pu opter dans sa traduction pour une fidélité générale à l’ordre des mots grecs. Ce choix manifestait chez lui une sensibilité particulière à la portée des séquences lexicales du texte sacré ([in] Scripturis Sanctis (…) et verborum ordo mysterium est). Il révèle en tout état de cause, la richesse de la version latine de la Bible, qui a su garder au style de chaque livre son relief particulier.

De façon paradoxale, certaines oreilles modernes habituées à lire ou à écouter la Vulgate ont pu acquérir une conscience intuitive de l’ordre habituel des phrases bibliques originelles et perçoivent de ce fait, par contraste, le poids extraordinaire d’une tournure insolite.

  • Tel est le cas du fameux et Deus erat Verbum (Jn 1,1) où la première place exceptionnelle de l’attribut dénonce d’emblée une mise en relief stylistique.

Ce que le latin permettait, la plupart des langues modernes occidentales le refusent : l’ordre des mots d’une langue telle que le français fonde en effet le sens des phrases (« le chat mange la souris » / « la souris mange le chat »). Dès lors, à moins d’opter pour une syntaxe absolument étrangère à la langue actuelle, le principe de Jérôme devient ici inapplicable sans modification profonde.

C’est ce que montrent certaines tentatives d’imitation servile de l’ordre des mots bibliques.

  • Par exemple, la syntaxe de Jn 1,1 (kai theos ên ho logos : Attribut + Verbe d’état au passé + Sujet) accuse fortement le poids stylistique de l’attribut : une telle structure phrastique demeure rarissime dans l’idiolecte johannique et doit, à ce titre, être soulignée dans une traduction. Faute de l’avoir décelé, le principe littéraliste de nombreuses traductions françaises aboutit ici à une traduction plate (« et le Verbe était Dieu ») alors qu’une mise en relief de l’attribut (« il était Dieu, le Verbe » ; ou mieux : « et le Verbe était vraiment Dieu ») eût été souhaitable. C’est à de tels exemples que l’on mesure le caractère fallacieux du parti pris littéraliste (ou sourcier) en traduction : sous prétexte de fidélité, on finit par trahir le texte original, dans la mesure où l’on altère son poids stylistique.

3. À L'ÉCHELLE DU TEXTE ET DE L'OEUVRE

« Sémiotisation » des expressions qui ont valeur de signe dans le texte original

L’unité textuelle de chaque livre biblique entraîne la nécessité de respecter dans la traduction les mots « sémiotisés » (c’est-à-dire : ceux qui fonctionnent comme des signes textuels) de l’œuvre originelle. L’application de ce principe exige beaucoup de discernement, car elle comporte une part d’interprétation subjective. Voici deux exemples déterminants :

  • le tour (kai) erôtêsen kai eipen autôi et les occurrences du mot anthrakian, dans le quatrième évangile. Dans l’évangile selon Jean, les formules d’introduction aux répliques des différents personnages ne sont pas du tout interchangeables. Une analyse attentive de ces petites phrases qui précèdent la citation des paroles des interlocuteurs au discours direct révèle une récurrence persistante du tour (kai) erôtêsen kai eipen autôi chaque fois que la tension devient plus vive dans un dialogue, ou qu’une affirmation solennelle doit être prononcée.
  • Dans le premier chapitre, les envoyés des Ioudaioi soumettent Jean à un interrogatoire serré afin que ce dernier leur révèle enfin son identité. Dans ce passage, les phrases qui introduisent les questions des émissaires connaissent un crescendo (Jn 1,19 : hina erôtêsôsin auton ; Jn 1,21 : kai êrôtêsan auton ; Jn 1,22 : eipan oun autôi) jusqu’à l’interrogation finale de Jn 1,25 : kai êrôtêsan auton kai eipan autôi. Dans la mesure où cette dernière formule émaille le quatrième évangile, dans une rigoureuse cohérence, à tous les points du texte où une déclaration prend un poids particulier, il apparaît nécessaire de transposer ce marqueur textuel du grec par un marqueur équivalent en français (« ils l’interrogèrent et lui dirent… »), pour que le lecteur soit à même de le repérer et de l’interpréter.
Travail par péricopes en respectant les unités narratologiques

Indécelables à la seule échelle de la phrase, les connecteurs logiques qui structurent l’ensemble d’une séquence narratologique doivent être repérés et respectés par le traducteur. Seule une analyse au niveau de chaque péricope le permet.

  • Ainsi, dans l’évangile selon Jean, le récit de la Passion est parcouru par une tension dramatique qui se déploie depuis l’arrestation au Jardin des Oliviers jusqu’à la décision de Pilate de remettre Jésus aux notables juifs pour qu’il soit crucifié. Les étapes principales de la discussion entre le procurateur romain et les membres du Sanhédrin, où se joue le sort de Jésus, aboutissent à des sommets d’intensité dramatique que souligne à deux reprises le connecteur tote oun. La locution apparaît pour la première fois en Jn 19,1, comme signe avant-coureur du dénouement final, lorsque Pilate fait une première concession à la foule en donnant l’ordre de flageller Jésus. Un peu plus loin (Jn 19,16), le connecteur refait surface quand le gouverneur finit par céder aux pressions des Ioudaioi et leur livre l’illustre accusé : tote oun paredôken auton autois hina staurôthêi. Ce moment-là marque la fin du suspens et signale un brusque changement dans le tempo du récit. Cet exemple souligne sans doute l’importance, pour le traducteur, du respect du rythme d’une péricope, fondé sur les marqueurs logiques.

La traduction ne dépend plus alors du seul poids des mots, mais de leur place stratégique dans le texte.

4. DISPOSITION TYPOGRAPHIQUE DU TEXTE

      Plutôt que de laisser la disposition du texte à la subjectivité de ses producteurs, La Bible en ses Traditions propose de se mettre à l’école de saint Jérôme et de reproduire en français une disposition en cola et commata inspirée de celle des grands manuscrits du 4ème s. qui abandonnèrent la disposition purement quantitative (et commerciale) en stiques alexandrins.

On a souvent décrit la colométrie comme une disposition du texte obéissant à un critère sémantique. Selon B. Botte, repris par Frey, « la disposition colométrique – per cola et commata – est […] une disposition qui regroupe en courtes lignes les mots qui doivent être unis dans la lecture. Le →codex Bezae est un des plus anciens manuscrits en colométrie. » Le texte est alors divisé en strophes marquées par des alinéas dont l’initiale déborde dans la marge.

Examinée de plus près cependant, la dispositio per cola et commata s’avère riche de nombreux effets de sens : elle permet, par exemple, de réduire au strict minimum, sinon de supprimer, la ponctuation et de retrouver dans la langue cible certaines polysémies de construction de la langue de départ ; elle produit aussi des effets rythmiques d’accélération ou de ralenti dans les récits comme dans les discours. On s’efforce donc, autant que possible, de découper le texte comme celui de la Vulgate dans son édition de référence actuelle.       

En guise d’envoi

Aujourd’hui, la Bible est disponible en français dans des traductions visant les publics les plus divers. Autant dire que le français « biblique » a brisé son carcan néo-classique qui étouffait un peu la flamme sous la cendre depuis des décennies : notre langue se parle sur un très large spectre, qui va des subtiles complexités de la syntaxe mallarméenne, à la platitude cultivée du dialogue durasien en passant par la copia verbi proustienne. La Bible en ses Traditions aimerait dévaliser l’arsenal entier de la langue française !

Naguère, une grande dame de la traduction biblique décrivait ainsi le désir secret de tout lecteur d’une traduction : orphelin de l’hébreu, du grec, de l’araméen et du latin, le lecteur d’une traduction biblique garde la nostalgie d’une expression originelle « où les traits de l’antique inspiration ne seraient pas complètement effacés par le passage à l’écriture puis aux langues modernes. Il en perçoit les traces dans la traduction. Il cherche un accès non pas seulement au sens que la traduction en sa langue lui rend intelligible, – un sens précisé, explicité, décrypté, démythologisé, défolklorisé, décorporalisé –, mais à une harmonique de sens entendus à travers les sens exprimés à d’autres époques, en d’autres lieux, signes de la pérennité du message dans les processus de transmission, preuves de la présence latente d'une parole première. » Puissent les traducteurs et les annotateurs de La Bible en ses Traditions donner à leurs lecteurs de la pressentir !