La Bible en ses Traditions

Habaquq 3,16–18

M
G S
V

16 J’ai entendu et mes entrailles ont tremblé,

à [cette] voix, mes lèvres ont frémi,

la carie pénètre mes os,

et sous moi je tremble

de ce que j'attends en repos que le jour de détresse

se lève contre le peuple qui nous opprime.

16 ...

16 J’ai entendu et mes entrailles ont été troublées

à cette voix, mes lèvres ont frémi.

Que la pourriture entre dans mes os

et qu'elle déborde sous moi

pour que je sois en repos au jour de la tribulation

pour que je monte, ceint, vers notre peuple !

M V
G S

17 Le figuier, en effet, ne fleurira pas

et il n’y aura pas de récolte

Vgerme dans les vignes

le fruit de l’olivier a déçu

Vmentira

et les champs n'ont pas donné

Vne donneront pas de nourriture

la brebis a disparu

Vsera retranchée de la bergerie et il n’y a

Vaura pas de bœuf dans les étables.

17 ...

M
G V
S

18 Et moi je veux me réjouir en YHWH,

exulter dans le Dieu de mon salut.

18  Mais moi, je me réjouirai dans le Seigneur

j'exulterai en Dieu, mon sauveur

VJésus 

18 ...

Réception

Comparaison des versions

18 mon Jésus : V Jesu meo | G : tô sôtêri mou « mon sauveur» | M :  yišᵉ‘iy « de ma délivrance / sauveur » Jérôme choisit de ne pas traduire entièrement l’expression hébraïque אֱלֹהֵי יִשְׁעִי (Elohei yishʿi), qui signifie Dieu de mon salut ou Dieu mon sauveur. Il semble se contenter de translittérer le second mot : « Dieu mon Jésus » (Deo Iesu meo).

  • Au lieu de la traduction littérale attendue : ego autem in Domino gaudebo, exultabo in Deo salutari meo 
  • il propose : ego autem in Domino gaudebo, exultabo in Deo Iesu meo.

Le nom propre latin traduit le nom commun hébreu qui signifie « salut » (yēša‘). En identifiant ainsi explicitement Jésus-Christ comme le le Dieu sauveur de la prophétie d'Habacuc, Jérôme fait-il un choix légitime, ou bien introduit-il une interprétation hétérogène dans un passage de l’Écriture hébraïque ? 

Plusieurs raisons, à la fois linguistiques et poétiques, narratives-historiques et théologiques, peuvent expliquer son choix.

1/ D’abord, le mot hébreu signifiant « délivrance » lui-même est sonne comme le nom de « Jésus » : yešaʿ et Yēšūaʿ

Étant donnée l’importance de l’oralité dans la philologie de Jérôme (cf.Jérôme Comm. Jer. IV, 18 (PL 24, p.800), et plus largement chez les Anciens, il ne pouvait qu’être frappé par cette proximité phonétique remarquable.

  • Le terme qui apparaît dans le texte massorétique est yešaʿ (יֶשַׁע), qui signifie liberté, délivrance, sécurité, salut.
  • Le nom « Jésus » est la forme latine, transmise par le grec simplifié Iêsous, de יְהוֹשֻׁעַ (Yehōšuaʿ) — nom théophore formé de la même racine que yeshaʿ, précédée d’une forme préfixale du Tétragramme יהוה (YHWH), et signifiant YHWH est salut  ou YHWH sauve. Après l’Exil, ce nom a été abrégé en יֵשׁוּעַ (Yēšūaʿ).

Jérôme semble traduire comme s’il lisait : Elohái Yēšūaʿ (אֱלֹהַ֫י יֵשׁוּעַ, Mon Dieu, Yeshoua) : il substitue donc un nom propre (« Jésus ») à un nom commun (« salut / sauveur »), en raison de leur proximité phonétique et étymologique (yešaʿYehōšuaʿ / Yēšūaʿ→ IêsousIesus).

2/ Ensuite, la Septante avait déjà choisi de traduire yešaʿ comme un nom d’agent : « sauveur »

Les traducteurs juifs n'avaient pas retenu le mot qui eût signifié une notion ni une action (σωτηρία / sôtêria). Jérôme le rappelle dans son Commentaire sur Habacuc :

  • Jérôme Comm. Hab. ad loc. « Les Septante ont traduit ici τῷ Σωτῆρί μου, c’est-à-dire mon Sauveur » (P.L. 25→, Paris : Migne, 1845).
 3/ Enfin, Jérôme tire des conclusions du Nouveau Testament

Jérôme lit le texte prophétique à l’écoute de la parole de l’archange Gabriel dans l’Évangile Arts visuels Ha 3,18, qui identifie le « Dieu mon Sauveur » d’Habacuc au Christ lui-même.

  •  Jérôme Comm. Hab. ad loc. « C’est aussi ce que dit l’ange Gabriel dans son interprétation : « — Et on l’appellera 'Jésus', car c’est lui qui sauvera son peuple (Mt 1,21) » (P.L. 25→, Paris : Migne, 1845).

Par ce choix, Jérôme semble adopter l’attitude de saint Joseph, qui reçut cette révélation de l’ange Gabriel. Attentif à la leçon angélique, Jérôme interprète le terme hébreu yeshaʿ (salut) comme renvoyant directement à la personne de Jésus, plutôt qu'à du « salutaire » (salutaris) un peu abstrait.

Conclusion : la philologie comme noces de la raison et de la foi ?

Ce qui pourrait sembler de la naïveté aux esprits désenchantés est pour Jérôme un acte de foi au cœur de son travail de philologue. Il se situe dans la même temporalité que celle attestée dans l’Écriture : pour lui, l’histoire générale (Weltgeschichte) et l’histoire sainte (Heilsgeschichte) ne sont pas de natures différentes. Plus encore, l’histoire littéraire des Écritures, avec leur richesse textuelle et linguistique, se poursuit jusqu’à son époque et jusque dans son propre travail — ne le suggère-t-il pas dans son Jérôme De Viris illustribus., où il s'inscrit au bout de la liste des auteurs chrétiens dans un fil continu qui remonte aux temps évangéliques ?

Frontispice de la bible Polyglotte d’Alcalà (1514-1517), (gravure sur bois) © Domaine public→

Voici la traduction du décryptage allégorique imprimé au-dessus de ce frontispice, un écu à quinze carreaux surmontés de la croix et du chapeau cardinalice : « Les quinze carrés de cet écu représentent les quinze jours que passèrent ensemble à Jérusalem saint Pierre qui prêchait aux juifs ou à ceux de la synagogue et saint Paul, apôtre des nations. Le chiffre 7 (et en conséquence les 7 carrés de couleur de cet écu) signifie la loi antique ou Ancien Testament ; le chiffre 8 (ou les huit carrés de l'autre couleur) signifient la loi de grâce ou le Nouveau Testament. Le nombre 15 (donc les quinze carrés) les contient tous. »

Arts visuels

18 Dieu, mon Jésus Saint Jérôme, le traducteur angélique ?  Pour les lecteurs du texte hébreu massorétique, la traduction de Jérôme peut sembler osée : comment « Dieu de ma délivrance » peut-il devenir « Dieu mon Jésus » ? Lui-même cependant s'autorise de l'autorité de l'archange Gabriel dans le Nouveau Testament pour la proposer : Comparaison des versions Ha 3,18. C'est l'occasion d'une brève synthèse à propos des œuvres représentant le « prince des traducteurs » avec des anges. 

Jérôme inspiré par les anges

Il est souvent représenté accompagné d’un ange, messager de Dieu et symbole de l’inspiration céleste. L’ange se penche parfois à son oreille pour lui chuchoter la parole divine, ou lui montre un texte sacré qu’il doit traduire et commenter. Parfois encore, il tient une trompette, signe de l’appel divin et du Jugement dernier. Ce motif rappelle que Jérôme se voulut le véhicule fidèle de la source de la Révélation.

Guido Reni (1575–1642), L'ange apparaissant à saint Jérôme, (huile sur toile, 1638), 199.7 × 147.9 cm,

European: Medieval and Renaissance, Level 2, West Wing,  Detroit Institute of Arts, Detroit, États-Unis d'Amérique © Domaine public→ 

On connaît au moins deux traitements de ce thème par Guido Reni, le second est au Kunsthistorisches Museum→ de Vienne en Autriche. Dans cette œuvre-ci, saint Jérôme interrompt sa lecture et son travail pour accueillir un ange venu lui transmettre inspiration et conseils spirituels. Délaissant la finition lisse de ses débuts, Reni adopte ici un style plus souple et vivant : les couleurs vibrantes, les draperies en mouvement et les gestes éloquents des deux figures insufflent à la scène une atmosphère intime et fervente.

Dans une œuvre inconnue du grand public, l'ange s'efface presque totalement derrière le travail philologique de Jérôme : il est porte-livre et permet au saint philologue de recevoir l'inspiration céleste dans le plein exervice de ses capacités de critique textuel comparant le codex qu'il lui tend et le volumen qu'il semble recevoir du Ciel : 

Michelangelo Anselmi, Vision de saint Jérôme (1492-1554), (huile sur toile, ca 1540),106,7 x 96,5 cm

Collection privée © photo D.R. Bidsquare→, Fair Use 

Michelangelo Anselmi fut actif à Parme aux côtés de Corrège et Parmigianino. Dans sa Vision de saint Jérôme, il représente le saint pénitent, fatigué mais ardent, étudiant un parchemin descendu des nuages célestes, tandis qu’à ses pieds repose le lion dont il aurait soigné la patte blessée devenu son fidèle compagnon. À gauche, un chérubin aux cheveux ébouriffés et au charme enfantin tient  comme un servant d'autel le texte sacré destiné au saint ; interprété comme un ange gardien, il incarnerait la protection divine guidant le travail du traducteur. Cette scène exalte la mission sacrée de Jérôme, l'un des premiers auteur chrétien à affirmer que chaque être humain possède son propre ange gardien, et affirme, face aux critiques protestantes, qu’il a su saisir l’intention divine de l’original grec et hébreu dans sa traduction de la Bible. La composition d’Anselmi, mettant en scène un écrivain sacré assisté d’un ange, a peut-être inspiré Caravage pour sa Vision de saint Matthieu dans la chapelle Contarelli à Rome (1585-1590).

Jérôme averti par les anges

La présence angélique aux côtés du prince des traducteurs souligne le sérieux de sa mission : traduire et transmettre fidèlement les Écritures. L’ange à la trompette évoque alors l’urgence de cette tâche et le rappel des fins dernières. Autour de Jérôme figurent parfois d'autres attributs que le lion : le crâne ou le sablier qui rappellent la brièveté de la vie, les livres et plumes de son labeur d’érudit, et le chapeau rouge de cardinal, ajouté plus tard à titre honorifique.

Simon Vouet (1590-1649) attr., Saint Jérôme et l'ange, (huile sur toile, 1622-25), 144.8 × 179.8 cm

n° 1961.9.52, West Building Main Floor, Gallery 29, National Gallery of Art, Washington DC, États-Unis d'Amérique © Domaine public→

Jérôme vieillard, drapé de rouge, tourné vers le spectateur, écrit à sa table dans une lumière crue, entouré de livres et d’objets savants. La main gauche levée, paume ouverte à hauteur d’épaule, il tient de l’autre un stylet suspendu au-dessus d’un parchemin déroulé, son avant-bras calé sur un livre entrouvert. Il se retourne brusquement vers un ange aux ailes blanches et aux boucles claires, vêtu de bleu et d’or, qui lui sourit dans l’ombre en pointant hors du cadre tout en tenant une trompette dorée. La scène, baignée d’ombre, oppose violemment les deux figures éclairées au décor brun et silencieux.

Jérôme châtié par les anges

Mais les anges ne viennent pas seulement l’inspirer : ils peuvent aussi le corriger. 

Francesco d'Antonio, École de — (ap. 1433), Le Songe de saint Jérôme, (ca 1430), 19 x 37 cm, élément de la prédelle du Retable Rinieri

(en dépôt au Musée du Petit Palais, Avignon, France), n°MI 475 ; Campana 159, Musée du Louvre (Paris) © Musée du Louvre→ René-Gabriel Ojéda - Fair Use

Jérôme raconte lui-même à Eustochium (Jérôme Ep. 22) qu’alors qu’il vivait en ermite dans le désert de Chalcis et lisait encore des auteurs païens comme Cicéron, il tomba malade et perdit connaissance. Dans ce qu’il décrit comme une vision, il fut conduit devant le tribunal de Dieu ; et la sentence tomba : «  —Tu n’es pas chrétien, mais cicéronien ! » — avant qu'il fût fouetté par des anges pour avoir préféré la littérature profane aux Écritures. 

Sano di Pietro (Ecole de—), dit Ansano di Pietro di Mencio, (1406-1481), Saint Jérôme se rend compte qu'il est flagellé par deux anges sur l'ordre du Christ, face, recto, avers, avant, (tempera sur bois de peuplier, 1444), 23,5 x 35,5 cm, Prédelle du retable peinte en 1444 pour le couvent des Jésuates de San Girolamo à Sienne. Les autres éléments du polyptyque sont conservés à la Pinacothèque de Sienne, n° MI 470, Sienne, Toscane, Italie

Denon, [Peint] Salle 709 - Salle des Sept Mètres, Musée du Louvre (Paris) © Musée du Louvre→) / Franck Raux, Fair Use, 

L'iconographie a parfois rassemblé plusieurs fonctions des anges autour de Jérôme en une seule image :

Bernardino Mei (1612-1676), La vision de saint Jérôme, (huile sur toile, 1657-60), 167 x 187 cm

coll. priv. © Domaine public→

Ce tableau réunit deux épisodes oniriques distincts de la vie de saint Jérôme. Le premier montre un ange lui soufflant de la trompette à l’oreille durant sa retraite au désert, évoquant la vision où il perçut un rappel du Jugement personnel et du Jugement dernier, thème eschatologique prisé de l’art baroque. Le second représente Jérôme fouetté par des anges, en souvenir du songe où il se vit châtié par les messagers divins pour avoir accordé plus d’attention aux textes antiques qu’aux Saintes Écritures.

À son réveil, bouleversé, Jérôme fit vœu de renoncer aux auteurs païens pour se consacrer exclusivement à la Bible. 

Jérôme soutenu par les anges

Ainsi, tout au long de sa vie, les anges l’ont tantôt averti, tantôt châtié, mais toujours soutenu dans sa vocation : devenir le grand traducteur et interprète de l’Écriture. Ces images le montrent travaillant sous le regard des anges, porté par leur lumière et leur zèle au service de la Parole de Dieu.

Inconnu (Peintre vénitien ?), Saint Jérôme soutenu par deux anges, (Huile sur toile, déb. 17e s.), 86 x 67 cm, dans le cadre 103 x 84 cm.

Coll. privée © D.R. Nowarc→ - Fair Use

Malgré ses accents renaissants persistants, le style de cette œuvre la rattache au début du 17e s., au nord de l’Italie. Le tableau, de facture un peu maladroite, présente Jérôme au désert, sous les traits d’un vieillard au corps amaigri par le jeûne et marqué par l’âge. Épuisé par ses études, il s’affaisse près de manuscrits épars, soutenu miraculeusement par deux jeunes anges pleins de vitalité.

Autour de lui, les symboles se multiplient : un crâne rappelant la vanité des choses terrestres, des livres témoignant du travail qui mena à la Vulgate, un lion évoquant la légende où il guérit la patte de l’animal et en gagna la fidélité, ainsi qu’une pierre de pénitence, un chapeau de cardinal et, plus haut, des anges sonnant les trompettes du Jugement. Un faisceau de lumière crue souligne ses chairs flétries et contraste avec l’éclat du rouge vif de la draperie qui l’enveloppe, signe de sa dignité cardinalice.

Conclusion

On appelle saint Thomas d'Aquin « le docteur angélique » du fait de son angélologie aussi sublime que sophistiquée et de sa pureté de vie. Saint Jérôme de Stridon, le prince des traducteurs, ne mériterait-il le titre de « traducteur angélique » ?