La Bible en ses Traditions

Psaumes 139,18.5b–6a

M
G S
V

Prodige de science qui me dépasse

trop élevée : je n'y puis atteindre !

...

Stupéfiante est devenue ta science, pour moi :

elle est bien établie, je ne pourrai l'atteindre !

18 Voudrais-je les compter, plus que sable elles sont nombreuses 

je m’éveille, et je suis encore avec toi !

18 ...

18 je les compterai et ils seront plus nombreux que le sable...)

Je me suis réveillé, et je suis encore avec toi :

17s Dieu insondable Jb 11,7 ; Si 18,5-7 ; Rm 11,33 ; Ps 40,6

Réception

Philosophie

1–14 Investi par Dieu et responsable de l'autre 

  • Lévinas Sacré "[...] l'humanité de l'homme serait la fin de l'intériorité, la fin du sujet. Tout est ouvert. Je suis partout traversé par le regard, touché par la main. On comprend dès lors que Jonas n'ait pas pu échapper à sa mission. Voilà ce qui signifie le fait d'avoir deux visages. Avec un seul visage, j'ai un occiput où s'accumulent mes arrière-pensées et mes réserves mentales. Refuge où toute ma pensée peut tenir. Et voici, à la place de l'occiput, un deuxième visage ! Tout est exposé, tout en moi fait face et doit répondre. Je ne peux même pas, par le péché, me séparer de ce Dieu qui me regarde et me touche. Le Mal, ultime recours de la rupture, ultime repli de l'athéisme, n'est pas une rupture : le psaume 139 nous dit que ce repli est sans défense. Dieu traverse les ténèbres du péché. Il ne vous lâche pas ou vous rattrape. Vous êtes toujours à découvert ! Mais vous êtes dans ce psaume d'allégresse découvert dans la joie ; c'est l'exaltation de la proximité divine que chante ce psaume : une exposition sans coin d'ombre. [...] Que signifie cette façon d'être investi par Dieu, sinon l'image même qui lui sert d'allégorie ? Être sous le regard sans sommeil de Dieu, c'est précisément, dans son unité, être porteur d'un autre sujet — porteur et supporteur —, être responsable de cet autre, comme si le visage, pourtant invisible, de l'autre prolongeait le mien et me tenait en éveil de par son invisibilité même, de par l'imprévisible dont il menace. Unité du sujet un et irremplaçable dans l'assignation irrécusable à la responsabilité pour cet autre — plus proche que toute proximité et pourtant inconnu. Manière essentielle pour l'être humain d'être exposé jusqu'à y perdre la peau qui le protège, peau devenue tout entière visage, comme si, noyauté autour de soi, un être subissait une dénucléation et, se dénoyautant, était 'pour l'autre' avant tout dialogue ! Ce n'est pas dans un dialogue qu'à tel point l'humain s'exposerait. Il faut cette tête à deux visages. Tête humaine, singulière dans son unité sans synthèse et sans synchronie, où s'inscrit ma responsabilité pour l'autre, sans que moi et l'autre nous formions — en nous reconnaissant mutuellement l'un dans les yeux de l'autre — une corrélation des termes, d'emblée réciproquables" (132-133).

1–10 Élection de celui qui vit en présence de Dieu

  • Lévinas Sacré "Toujours la main de Dieu me saisit et me guide. Il est impossible d'échapper à Dieu, ne pas être présent sous son regard sans sommeil. Regard, qui n'est pas ressenti comme un malheur, contrairement à l'effroi qu'en éprouve la Phèdre de Racine : [...]. Ici, certes, la présence de Dieu signifie : être assiégé par Dieu ou obsédé par Dieu. Obsession ressentie comme une élection" (Philosophie Ps 139,1–14) (131).

Arts visuels

1–10.24 L'homme guidé par Dieu

Renaissance italienne, 15e s.

Filippino Lippi (1457-1504), Tobie et l'ange, (huile et tempera sur panneau, ca. 1475-1480), 32,7 × 23,5 cm

National Gallery of Art, Washington, domaine public © Wikimedia commons→, Tb 6

Tradition juive

1–24 Toi

  • Buber Récits « L'hymne que le Rabbi de Berditshev aimait particulièrement à chanter le voici : "Où que j'aille : c'est Toi ! / Où que je sois : c'est Toi ! / Seulement Toi, rien que Toi, toujours Toi / Toi ! Toi ! -- Tout va-t-il bien ? C'est Toi ! / Suis-je en douleur ? C'est Toi ! / Seulement Toi, rien que Toi, toujours Toi / Toi ! Toi ! -- Le ciel : c'est Toi ; la terre : Toi ! / En-haut, c'est Toi ! En-bas, c'est Toi, / Où que ce soit que je me tourne, / Au bout de tout, c'est Toi / Seulement Toi, rien que Toi, toujours Toi / Toi ! Toi ! » (300).

Comparaison des versions

6 V—IUXTA HEBR.

  • Science qui me dépasse | et elle est trop élevée : | je ne pourrai pas l'atteindre !

Liturgie

18.5b–6a Je me suis réveillé CHANT GRÉGORIEN L'introït du dimanche de Pâques : une approche musicale du langage intratrinitaire ?  Dans cette pièce unique par sa beauté, les interprètes n'hésitent pas à déceler une sorte d' extase de Dieu en Dieu.

Traditionnel, Introit Resurrexi (→Grad.,196)

Ms dans la vidéo : Einsiedeln, Stiftsbibliothek→, Codex 121, 204-206

 Marek Klein pour le Graduale Project→, 2013 © Licence YouTube standard, Ps 139,18.5b–6a

Texte : la voix du Christ dans celle du psalmiste 

  • Resurrexi et adhuc tecum sum, alleluia | posuisti super me manum tuam, alleluia | mirabilis facta est scientia tua, alleluia, alleluia. (« Je suis ressuscité et je suis encore avec toi, alléluia | Tu as posé ta main sur moi, alléluia | Admirable s’est faite ta science, alléluia, alléluia. »

Le texte de l’introït ne s'éloigne de V que sur le mot resurrexi au lieu de exsurrexi. L’auteur a réuni des versets sans relation apparente et les a entrecoupés d’alleluia pour les placer dans la bouche du Christ au moment de sa résurrection d’entre les morts.

Interprétation spirituelle

Comme un chant qui n’est pas de la terre, cette mélodie monte du plus profond de l’âme du Christ s’adressant à son Père à l’instant où son âme glorifiée reprend possession de son corps après en avoir été séparée durant trois jours :

  • Gajard Les plus belles mélodies grégoriennes « Cet introït appartient à un genre à part ; non seulement il ne s’adresse pas aux sens, mais il ne passe pas même par les sens ; il est tout immatériel, spirituel. […] Il est de quelqu’un qui est absolument en dehors des conditions de notre nature, qui n’a rien à voir avec les passions humaines, de quelqu’un […] qui est tout fondu en Dieu. Il me semble l’écho, dans le langage créé, de la conversation qui se tient dans la Trinité » (141). 

Il n’est pas question de triomphe, de domination universelle sur le cosmos. C’est le merci de l’ineffable filialité de Jésus « en qui habite corporellement toute la plénitude de la divinité » (Col 2,9). C’est l’Homme-Dieu qui, après une lutte terrible, exhale sa gratitude envers le Père qui le reçoit dans son sein, in sinu Patris.

Interprétation musicale

C'est un récitatif orné qui se déroule dans une atmosphère de paix extatique, de tendre reconnaissance, de plénitude et de joie profonde. La musique se meut dans un harmonieux équilibre : trois phrases musicales en progression, d’un ambitus restreint qui sied parfaitement au 4e mode avec leitmotif Ré-Fa et des échappées sur Sol (1re phrase) et La (2e et 3e phrases), une magnifique descente au Do mettant en valeur la 3e phrase en la soulevant dans un ambitus de 6 notes du Do au La. Les cadences de Ré, Fa, Sol et surtout de Mi donnent à l’ensemble un caractère de stabilité, de vie et de repos. L’identité du 1er alleluia et du dernier alleluia et le 2e qui leur ressemble en partie font office de rimes musicales. La répétition fréquente des strophicus sur Fa ajoute à l’impression de calme et de majesté.

  • La mélodie de la 1re phrase ne dépasse pas le Sol, elle se meut seulement sur 4 notes du Ré au Sol. L’intonation resurrexi toute de simplicité se présente avec la douceur du sourire émerveillé du crucifié ressuscité. Elle s’attarde sur la tristropha en un accent de sérénité profonde. Les accents de resurrexi et de tecum sont au lever, aériens et arrondis de manière à ce que la voix retombe doucement sur la tristropha de la finale de resurrexi et sur la dernière syllabe de tecum. Sur adhuc tecum sum, la mélodie suggère la paix et la tendresse. Elle se complaît sur sum et vient se poser paisible sur l'Alleluia en soulevant la 1re note, une virga, et retombe gracieusement sur la tristropha et poursuit en des rebondissements légers menant à la délicate cadence du 4e mode en ½ ton.
  • La même joie paisible se poursuit dans la 2e phrase, elle ajoute une brève montée au La – une note de plus. La mélodie donne l’impression d’une longue tenue sur le Fa, tant domine partout cette note. Elle y revient sans cesse après s’y être éloignée quelque peu. La double note Fa de posuisti est ferme et appuyée, les tristrophas sur le Fa aux mots super et manum se font avec douceur et plus légèrement. Toutes les cadences aboutissent sur le Fa. L’insistance sur cette note est évocatrice à la fois de l’autorité du Père qui a soutenu son Fils avec amour au milieu des pires souffrances, même quand il semblait absent. Sa main toute-puissante est demeurée étendue tout le temps sur le Seigneur, elle ne l’a jamais abandonné. L’alleluia qui suit et termine cette 2e phrase reproduit presque l’alleluia de la 1re phrase, sauf la dernière syllabe. Elle exprime admirablement l’affectueuse reconnaissance et la joie profonde du Christ ressuscité que suggère le balancement du Ré au Fa. Les Ré qui précèdent les Fa sont retenus et arrondis, ils sont marqués d’un tenete dans les manuscrits. On prolongera le Fa final pour bien marquer le caractère extatique de cette cadence.
  • Après un bon silence qui prépare la mélodie à repartir à la quarte inférieure, en faisant entendre le Do pour la 1re fois, un splendide mouvement s’élève sur des intervalles pleins et sonores du 8e mode. Les 2 Do graves du départ suggèrent la plénitude d’une joie profonde. La mélodie qui s’épanouit sur la tristropha et la cadence en Do de facta impriment une atmosphère de plénitude admirative. Puis en un bel élan, elle met en relief scientia tua dont le torculus de l’accent est arrondi et vient après une tenue sur le Fa se poser avec l’arrivée du joyeux tua sur une cadence en Sol. Il s'agit ici de la sagesse de la croix (cf. 1Co 1,20-31). Ensuite, les 2 alleluia : le 1er chanté avec douceur – les manuscrits indiquent leniter (doucement) – va du Mi au Sol par le Fa, et le dernier, réplique du 1er alleluia, finit sur le Mi dans une atmosphère de contemplation. Tout le neume de ia de l’avant-dernier Alleluia est retenu, de même la clivis ia Fa-Mi du 2e alleluia formant la cadence finale. La dernière note Mi se prolonge en decrescendo afin de suggérer la paix de l’éternité bienheureuse.

Voici une autre interprétation, collective, en mode « live » avec une communauté un peu épuisée par toute la Vigile pascale :

Traditionnel, Introït Resurrexi (→Grad., 196)

Chœur des moines de l’abbaye Sainte-Madeleine du Barroux

© Abbaye du Barroux→, Ps 139,18.5-6.2