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QUMRAN (— et l'histoire du texte de la Bible, un premier aperçu)

En 1517, la Réforme éclata. Paradoxalement, le goût pour la diversité des versions bibliques qui venait de trouver son apogée l'année précédente, avec la publication de la première →bible polyglotte, fut la victime colatérale des polémiques interconfessionnelles : le trilinguisme de la polyglotte fut abandonné et chaque aire géographique ou confessionnelle en fut réduite à polémiquer à partir d’une seule →version. Il fallut attendre la découverte des manuscrits de la mer Morte→pour que l'on apprécie à nouveau la diversité des traditions textuelles. Ces manuscrits apportèrent, en effet, toute une série de surprises.

Réaffirmation de la diversité originelle des Écritures

Les centaines d’ouvrages juifs antiques de la bibliothèque de Qumrân découvrent un monde fascinant de pluralité textuelle, reflet d’un judaïsme riche en tendances et groupes divers. On redécouvre qu’à l’époque hellénistique, la Bible circulait non seulement sous une forme pré-massorétique impressionnante de stabilité, mais aussi dans de multiples formes textuelles, dont les variantes principales portent sur la place de certaines unités, mobiles chez les différents témoins, où sur l’existence d’additions :

  • Les deux rouleaux d’Isaïe attestent l’antiquité de la forme textuelle transmise par M.
  • Le dodéca-prophéton de Nahal Hever atteste dès le 1er s. av. J.-C. du prestige de ce texte pré-massorétique sur lequel se font les révisions du grec.
  • 4QSama,c; Jérémie 4QJerb attestent des formes hébraïques proches de la Vorlage de G ; de même le cantique de Moïse (Dt 32 = 4Deutq).
  • 4QPaleoExm est proche du Pentateuque samaritain, lequel se fonde sur un texte judéen existant.
  • Une série de textes « indépendants » ou « non alignés » : 4QJosha place Jos 8,30-35 avant Jos 5,27 (ainsi l’autel de Josué érigé dès le passage de Gilgal, et non à l’Ebal) ; 4QJudga omet Jg 6,7-10 ; les fameux reworked pentateuchs 4Q364-367, 4QDeutjn, 4QNumb apportent également leur lot d'informations passionnantes pour la recherche sur le Pentateuque.

Redécouverte d'une histoire du texte hébreu lui-même

Qumrân a démontré aussi que le grec témoignait d’originaux hébreux différents du texte massorétique, et qu’il faut donc identifier plusieurs éditions des textes bibliques.

  • De ce point de vue, le groupe kaige n’est autre que le groupe de livres circulant en hébreu à l’époque de Qumrân dans deux ou trois éditions différentes : Exode / Josué-Juges / Samuel-Rois / Jérémie / Ezéchiel / Job / Cantique, Esther, Daniel ; de même, G transmet pour ces livres une Vorlage hébraïque qui est une édition du texte différente de celle du TM.

La valeur critique de versions secondaires comme la Vetus Latina a été mise en valeur par Qumrân :

  • En Ex 36-40 la Vetus Latina atteste une forme très ancienne du grec, et par derrière de l’hébreu.

Il devient alors possible de faire l’histoire des livres de la Bible hébraïque, en donnant à chaque édition, et finalement à chaque version, sa légitimité. On peut prendre l'exemple du Deutéronome, assez simple parce qu’il n’est pas transmis dans des versions aussi différentes que d’autres livres, comme Job ou Jr.

  • Au 3 s. av. J.-C., le texte circule sous une forme pré-massorétique.
  • Un texte hébreu a subi une réélaboration éditoriale qui a affecté la Vorlage de G, ainsi que l’ancêtre du Pentateuque samaritain.
  • Avant 100 av. J.-C., un ancêtre du Pentateuque samaritain a été révisé de façon à définir l’orthodoxie samaritaine— tandis que la tradition pré-massorétique évoluait peu, à l’exception de « Garizim » en Dt 27,4 (préservé par Sam, VL et Qumrân), devenu « Ebal » dans M.
  • Les divers manuscrits de Qumran confirment cette reconstruction de l’histoire du texte, avec ces trois types textuels du Dt : M / G / Sam ; mais ils la compliquent aussi : 4QDeutc relève d’un type « non-aligné » ; à l’intérieur des trois types principaux, on trouve aussi les traces d’une activité éditoriale.

Répercussions sur la critique textuelle et la manière d'éditer les Écritures

La critique textuelle biblique doit se distinguer de celle des textes classiques, fondées sur un autographe. Dans le cas de la Bible, il est essentiel de récupérer la valeur de toutes les variantes comme faisant partie d’un texte vivant. En ce sens l’histoire du texte rejoint l’histoire de l’exégèse. L’édition des livres bibliques devrait, en même temps qu’elle présente simultanément les témoins du texte, donner une idée des processus d’édition, de traduction, de révision, de transmission, d’interprétation. En respectant la cohérence de chaque version, en particulier de G.

L'avenir ne réside-t-il pas, finalement, dans un type d’édition qui renoue avec les →polyglottes de la Renaissance, notamment en tirant parti des possibilités offertes par le numérique — tout comme la polyglotte d’Alcalà a été rendue possible par les innovations de l’imprimerie et le génie d’Arnaud de Brocar ? L’édition électronique, polyglotte et synoptique serait la meilleure base pour l’étude de chaque type textuel, en cherchant in fine le meilleur texte hébreu. Le projet de La Bible en ses Traditions→ s’engage résolument dans cette voie.