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RECENSIONS (histoire du texte biblique)

Brève définition

On appelle « recension » (du latin recenseo, passer en revue, dénombrer, corriger) la révision systématique du texte d'une œuvre déjà en circulation,  fondée sur des principes identifiables, qui peuvent relever de la critique textuelle ou de positions idéologiques précises. Avant l'imprimerie les recensions sont généralement oeuvres d'écrivains différents des producteurs du livre en question.

Dans l'histoire du texte biblique, on appelle « recension » un ensemble de manuscrits formant une famille avec des traits identifiables, dont on pense qu'ils relèvent tous d'une même révision, qui leur donne son nom.

La naissance et transmission d'un livre dans l'antiquité

Schématiquement, on peut distinguer quatre étapes

  • Composition : mise en œuvre d’un projet littéraire, qui peut être écrite ou orale
  • Rédaction  : mise par écrit de l'œuvre  
  • Publication : peut être écrite (l'auteur dédicace son ouvrage à un riche protecteur qui le fera copier dans des ateliers spécialisés, ou le dépose dans une bibliothèque royale ou impériale, pour lui assurer des lecteurs et une diffusion)  ou orale (la littérature tannaïtique, la Mishna semble avoir été élaborée et transmise oralement). 

Ce sont des étapes différentes ! Une même oeuvre, dans l'antiquité gréco-romaine, peut connaître plusieurs publications.  Par exemple, Quintilien Inst. Orat. I, proem. 7 se plaint en ces termes : « il y a actuellement deux livres sur l’art de la rhétorique qui circulent sous mon nom, quoique jamais publiés par moi ni composé à cette fin. L’un est un cours de deux jours qui a été fixé par les garçons qui le suivaient ; l’autre est fait de notes que mes bons étudiants ont tirées d’une série de conférences données à une plus grande échelle. »

  • Recension : nouvelle édition/publication de l'œuvre, motivée par des désirs de correction, philologique ou idéologique.

RECENSIONS PRINCIPALES DE LA SEPTANTE

Juives
  • Théodotion: en Palestine, vers 30-50. Il révise la Septante en la traduisant ; parmi ses traits caractéristiques, il traduit systématiquement le wav conjonctif par καί et la particule gam par καί γε — d’où le nom de « versions kaigé » données aux textes dérivant de Théodotion. Sa traduction fut très utilisée en milieu chrétien.
  • Aquila: du côté de la mer Noire, sous Hadrien (117-138). Prosélyte juif, disciple de rabbi Aqiba, il se caractérise par son extrême littéralisme, à la limite du barbarisme. Par exemple, il traduit systématiquement le « èt » du complément d’objet direct hébraïque par sun (avec)
  • Symmaque : Samaritain, vers 170 ap. J.-C., propose une traduction non littéraliste, selon le sens, en quelque sorte « à la moderne », appréciée aussi bien des chrétiens que des juifs.
Chrétienne

la recension origénienne = la cinquième colonne des →Hexaples a été transmise par les copistes comme une oeuvre en soi. La recension dite "Syro-Hexaplaire" est la  traduction en syriaque , de la colonne LXX par Paul de Tella en 616/617, très littérale, avec les signes critiques à la bonne place. Elle est partiellement conservée dans un manuscrit du 8ème s.

RECENSIONS PRINCIPALES DU TEXTE DU NOUVEAU TESTAMENT

Il vaut la peine de remarquer une certaine analogie entre l'histoire des éditions bibliques et l'histoire de l’Église 

  • Communauté primitive (retour imminent du Christ, feu de la Pentecôte) : textes multiples, primat de l’oral
  • Église de la clandestinité : multiplie les traditions et les opinions théologiques
  • Religion officielle : grandes recensions pour mettre de l’ordre dans les textes
  • Réforme : revenir au texte original contre l’éclatement du christianisme : textus receptus et Vulgate Sixto-clémentine
  • Choc de la modernité « scientifique » : dépossédée de l’exclusivité du discours elle participe à l’élaboration d’un texte « scientifique »

Cependant, dès la période comprise entre 250-260 et 303 (débuts de la persécution de Dioclétien), deux grandes familles de manuscrits sont repérables:

K, ou le texte antiochien ou byzantin devenant le textus receptus (TR)
  • La forme primitive est polie stylistiquement, édité ecclésiastiquement et étendu dévotionnellement.
  • La tradition attribue ce texte à Lucien († sous Maximin à Nicomédie en 312, cf. Eusèbe HE 8, 13, 2 et 9, 6, 3). Il fut sans cesse remanié, difficile d’avoir sa forme originale. On l'appelle aussi le texte Koinè (Von Soden), syrien (Wescott et Hort), ecclésiastique (Lake), antiochien (Ropes) ou texte byzantin impérial finalement. Au 4ème s. il fut connu comme  « le texte de Lucien ».

Toutes les versions imprimées en viendront pendant longtemps : c'est la base du « textus receptus » (expression des frères Elzevir imprimeurs à Leiden et Amsterdam dans leur préface à leur seconde édition du NT grec en 1633 où se dit la prétention à un texte inaltéré ) avec des leçons forgées par Érasme lui-même à partir de la Vulgate de Jérôme pour les passages défectueux de ses manuscrits grecs du 12e s.

TO, texte "occidental" ou syro-byzantin
  • à la même époque, en Syrie, sans doute, un théologien fait une révision beaucoup plus profonde, dont témoignerait en particulier le →Codex de Bèze (D O5) ; cette recension dite "texte occidental", et dont l'existence et la cohérence sont discutées, semble répandue très tôt en Égypte (P38, P48) avec diversification rapide : modifications de seconde main (P46, P66).

Entre 303 et 310 (Occident) et un peu plus tard (Orient) sévit la persécution de Dioclétien, causant les destructions systématiques de Livres saints. Lorsque les chrétiens peuvent se développer à nouveau, il faut produire beaucoup de copies : Antioche, où Origène avait eu son école de théologie et où les Ariens avaient un centre très organisé, a pu fournir de très nombreux diocèses orientaux, encouragé par Eusèbe de Nicomédie, évêque de la cour. Le texte Koinè se répand beaucoup au 4e s. C’est le texte byzantin, originaire d’Antioche, qui va se répandre le plus largement : les étudiants de l’Ecole d’Antioche vont en effet occuper des sièges importants au 4e s. et se déplacent sans doute avec leur texte !

H, ou le texte alexandrin ou neutre
  • Athanase, dont l’influence est immense et le gouvernement puissant (dès 328) use sans doute d’un texte type B 03 ou P75 : corrections grammaticales, stylistiques... La tradition attribue ce texte alexandrin ou neutre à Hésychius († sous Maximin vers 311 ; cf. vers 390, Jérôme, Incipit prologus sancti Hieronymi in libro Paralipomenon, dans Vulgate (Biblia sacra iuxta uulgatam uersionem, 4éd. R. Weber et R. Gryson, Deutsche Bibelgesellschaft, Stuttgart, 1994, 546).

C'est une recension faite sur les principes philologiques servant à l’édition des textes d’Homère à l’époque :

  • Elle se fonde sur le manuscrit le plus ancien : P66 vers 200 et P75 quelques années plus tard attestent déjà beaucoup de leçons de cette recension, la plupart dans Lc et Jn.
  • Elle supprime des détails inutiles surtout s'ils manquent dans des copies mises sur le compte d’amplifications scribales ; elle corrige grammaire et orthographe.
  • En voulant faire court, elle a cependant pu admettre des suppressions intentionnelles datant de pré-recensions du 2e s. (p. ex. Lc 22,43-44 ? Cf. Jean Duplacy Mél. Metzger, Oxford, 1981, 77-86).

Il s’agit d’une recension faite en plusieurs étapes : certains livres restent plus longtemps que d’autres dans leur forme ancienne, par exemple Mc dans P45 (3e s.) et W032 (5e s.). BO3 est non pas une tradition dans sa pureté primitive mais déjà une recension travaillant le mieux possible (Kenyon). Depuis C. Lachmann (1831, ²1850), c’est la base des éditions occidentales, en particulier celle du texte standard contemporain, l'édition de Nestlé-Aland.

Le texte césaréen, une recension palestinienne?
  • Les provinces situées entre ces deux pôles lisent et copient peut-être des manuscrits palestiniens préparés par Origène et édités par son disciple Pamphile († martyr en 309). Après 135 et la fin de la révolte de Bar Kokhba, le christianisme hyérosolymitain n’est plus grand chose : Césarée domine (en 231 encore c’est là qu’Origène installe son école).De Césarée, ce texte aurait été porté à Jérusalem, d’où les Arméniens, présents très tôt, le diffusèrent en Géorgie (versions géorgiennes et oncial Koridethi). Cette possible recension a été mise en valeur par Lake et Blake dans les années 1920 (attestée par : Koridethi et Freerianus, 0188, 28, 65, 700 et f1 (famille Lake) et f13 (famille Ferrar), lectionnaire l 1604 grec-sahidique).

Mais ce texte se ressent de beaucoup d'influences byzantines ; il présente des ressemblances avec P45, antérieur à Origène : faut-il parler d'une influence protoalexandrine sur un texte palestinien prérecensionnel ? Pour beaucoup de critiques textuels d'aujourd'hui, cette recension palestinienne est une pure hypothèse.

Conclusion : deux ou quatre recensions antiques ?

Dans son introduction dédicatoire des évangiles pour Damase, Jérôme ne mentionne que les types de Lucien et Hésychius. Le texte alexandrin et le texte byzantin sont les deux principales "recensions" admises par tous, les deux autres restant sujettes à passionnantes controverses entre spécialistes.