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Biblia pauperum : un chef-d'œuvre du Moyen Âge

L'un des points culminants de l'histoire des →bibles illustrées, véritable joyau de la littérature typologique, la Biblia Pauperum constitue un ouvrage majeur de la spiritualité et de la création artistique médiévales. Ce terme, pourtant, est un terme générique, adopté pour en 1769 par Karl-Heinrich Heinecken et utilisé depuis lors, correspond à un type d'ouvrage et non à une œuvre particulière.

Albrecht Pfister  (1420-ca. 1466) , impr. et éd., Biblia pauperum (Bible des pauvres), (gravures sur bois et texte imprimé avec des caractères mobiles, 1462-1463), 18 folios, Bamberg, Allemagne, Bibliothèque d’État de Bavière : Rar.4, © CC BY-NC-SA 4.0,→ Ct 4,7-8 ; Is 45,7 ; Si 17,11 ; Jb 29,20 ; 1R 1,15-21 ; Est 2,16-17

Livre hautement symbolique, au sens où les faits représentés sont à prendre pour eux-mêmes, tout en renvoyant à autre chose qu'eux-mêmes, la Biblia Pauperum illustre la vie et la mission du Christ en reliant les événements de son existence à des passages de l’Ancien Testament interprétés comme autant de préfigurations.

L’ouvrage affirme avec force l’unité de la Bible : Ancien et Nouveau Testament ne doivent pas être dissociés, mais réconciliés. Les textes vétérotestamentaires viennent confirmer et éclairer les récits néotestamentaires. Comme le souligne Jean-Paul Deremble, « la Bible des Pauvres exploite abondamment la littérature vétérotestamentaire, en positionnant, sur chaque page, en regard de l'image évangélique, pas moins de six citations des textes bibliques. Elle témoigne d'une vision de l'histoire très spécifique, qui consiste à lire les mots de la nouveauté chrétienne dans ceux de la Bible juive, plus ancienne, mais plus que jamais d'actualité. » (Biblia pauperum, p.26). De fait, la place prépondérante de l’Ancien Testament est manifeste : sur les neuf inscriptions présentes dans chaque planche (deux lectiones, quatre phylactères et trois distiques concernant les scènes principales), une seule, celle qui accompagne la scène centrale, renvoie explicitement au Nouveau Testament. Dans la Biblia Pauperum, il ne s’agit donc pas d’interpréter les événements de l’Ancien Testament à la lumière du Nouveau, mais de lire dans le Nouveau Testament les préfigurations de l’Ancien.

Les récits vétérotestamentaires viennent ainsi renforcer la scène centrale consacrée à la vie de Jésus, tant par les types (scènes latérales du triptyque) que par les prophètes avec leurs phylactères, représentés par deux, derrière une baie géminée séparée par un meneau en forme de pilier, au-dessus et en dessous du triptyque central. De surcroît, les citations bibliques de l'AT sont massive si l'on compare à celles du NT, 236 contre 4 dans toute l'oeuvre. 

Production (entre les 12e et 15e s.)

  • Prolongement de l'exégèse typologique par d'autres moyens, la Biblia Pauperum s'incrit dans une littérature spécifique qui remonte aux Rondels d'Eton aussi connu sous le nom de Figurae bibliorum, manuscrit médiéval anglais composé de douce planches dont un grand roundel central, montrant un événement du NT, entouré de plusieurs (quatre) plus petits roundels montrant des épisodes de l’AT vus comme des préfigurations de celui du centre. D'autres œuvres ont aussi pu inspiré la réalisation de la Biblia Pauperum tels que le Speculum Humanae Salvationis (Miroir du Salut Humain) ou encore les Concordiae caritatis.
  • La tradition manuscrite considérable de la Biblia pauperum (Bible des pauvres) commencée au 13e s. fut amplifiée dans la seconde moitié du 15e s. grâce aux nouveaux procédés d’impression en estampes. L’exemplaire principalement reproduit dans la Bible en ses Traditions, imprimé dans les années 1460, est un livre xylographique : chaque page est obtenue à partir d’une planche de bois gravée, contrairement aux livres typographiques imprimés à l’aide de caractères mobiles métalliques. Il s’agit également d’un incunable, c’est-à-dire un ouvrage imprimé au 15e s., avant 1501, donc aux premiers temps de l’imprimerie. Avec l'impression, qu'elle soit typologique ou xylographique, des centaines de tirages ont pu être fait d'un même livre ce qui a permi une grande diffusion.
  • La version latine de la Biblia pauperum en 40 feuilles présente 120 images qu relient l'Ancien et le Nouveau Testament, et a connu au moins 11 éditions en bloc. L'auteur a employé 20 lettres de "A" à "V" de l'alphabet médiéval pour indiquer les 20 premières planches, puis pour les 20 autres planches la serie de lettres est reprise, chaque lettre encadrée par deux points : *A* ; *B* ; *C* ; etc...

Intention et interprétation

  • Contrairement à ce qu'on a longtemps dit, elle n'adresse pas aux illettrés qui recourraient aux images à défaut de pouvoir lire les textes : c'est un genre destiné à un public de clercs. Il expose des rapports complexe de typologie entre AT et NT, préfiguration et accomplissement, selon des analogies parfois subtiles, œuvres d'un compilateur anonyme. 
  • En tant que manuel d'illustration et d'interprétation bibliques, La Bible des Pauvres est une ressource inestimable pour étudier les diverses formes d'art et de littérature religieux, notamment les manuscrits enluminés, la peinture, les sculptures, les vitraux, les drames médiévaux et la poésie dévotionnelle. C'est aussi un manuel de méditation et de spiritualité.

Composition d'une planche

  • Registre supérieur : Dans la partie supérieure, deux prophètes surplombent le triptyque. Ils apparaissent en symétrie, tenant chacun un phylactère portant un verset prophétique qui leur est attribué, rédigé en latin dans une écriture gothique riche en abréviations et en ligatures. Les prophètes sont représentés derrière une baie géminée séparée par un meneau en forme de pilier. Leurs noms, ainsi que le chapitre du livre dont est extrait le verset, sont inscrits à la base de la baie ; juste en dessous apparaît le verset biblique lui-même. Dans les coins supérieurs de la planche, de part et d’autre de la baie géminée, figurent deux lectiones qui renvoient chacune à l’une des scènes vétérotestamentaires situées en dessous. Ces lectiones résument l’épisode représenté et explicitent le lien typologique entre ces évènements et la scène centrale de la vie du Christ. Ce sont, pour ainsi dire, des gloses typologiques qui viennent renforcer l’articulation entre les scènes latérales et la scène centrale. En y prêtant attention, on peut apercevoir entre les deux phylactères une lettre en écriture gothique : il s’agit de la lettre de pagination.

  • Registre central : Au centre, on distingue un triptyque composé d’un épisode de la vie du Christ (scène centrale), flanqué de deux épisodes de l’Ancien Testament qui s’y rapportent (scènes latérale gauche et latérale droite). La scène centrale illustre un moment essentiel de la vie de Jésus, tandis que les scènes qui l’entourent représentent des épisodes de l’Ancien Testament interprétés comme des préfigurations. Les phylactères rassemblent ainsi des versets vétérotestamentaires destinés à être médités à la lumière du Nouveau Testament. Contrairement aux lectiones, qui résument les deux scènes latérales, les versets prophétiques renvoient tous directement à la scène centrale. Comme le souligne sœur Geneviève-Emmanuel : « (...) les quatre phylactères constituent comme un faisceau qui accentue et justifie le rapprochement typologique établi par l’auteur. Ils contiennent chacun un verset biblique très court, parfois tronqué ou légèrement modifié, tiré presque exclusivement des Psaumes ou des livres prophétiques. » (Biblia pauperum, p.123).
  • Registre inférieur : Dans la partie inférieure apparaissent deux autres prophètes avec leurs versets respectifs. Ils prolongent la composition verticale : alignés avec les prophètes du registre supérieur et la scène centrale, ils créent une véritable colonne prophétique. Eux aussi sont représentés derrière des baies géminées, dont le cadre rehausse la scène centrale et place l’épisode de la vie du Christ au-dessus des autres.
  • Sous le triptyque sont inscrits trois distiques : celui placé sous la baie géminée des prophètes du registre inférieur, qui se rapporte à la scène centrale, et ceux placés au-dessus de leurs phylactères, en lien avec les scènes latérales. Précédés de l’abréviation VS pour versus, ils remplissent la fonction de titulus, c’est-à-dire de titre descriptif accompagnant l’image. Au-delà de leur rôle informatif, ces brèves formules versifiées — qui s’apparentent au genre de la poésie gnomique (mise en vers de sentences, maximes ou préceptes moraux) — devaient faciliter la mémorisation. En effet, un bref sondage montre que la plupart des distiques sont des vers léonins, c’est-à-dire des vers où la césure du premier hémistiche rime avec la fin du vers. À titre d’exemple, la planche A propose : Rore madet vellus : permansit arida tellus (« La toison ruisselle de rosée, sec le sol est demeuré ») ; la planche B : Hic contra morem : producit virgula florem (« Ici, à l’encontre des lois de la nature, le petit rameau fait éclore une fleur ») ; ou encore la planche C : Christus adoratur : aurum [thus] mirra locatur (« Le Christ est adoré : l’or, l’encens et la myrrhe sont déposés »).

Variations vernaculaires

L'arrangement du texte et la séquence des illustrations dans la version latine ont été adoptés par les deux éditions de livre en langue allemande, qui simplifièrent les gravures sur bois :

  • La première édition en allemand a été co-produite en 1470 dans la ville de Nördlingen par le peintre Friedrich Walther et le menuisier Hans Hurning
  • En 1471, elle fut copiée par Hans Sporer, calligraphe et graveur de Nuremberg, qui omit les hachures et remplaça les paysages de fond par des lignes horizontales unies.
  • La première édition de la Biblia pauperum à associer des gravures sur bois à du texte imprimé avec des caractères mobiles fut réalisée à Bamberg, dans l'atelier d'imprimerie d'Albrecht Pfister (un des premiers imprimeurs à publier des ouvrages illustrés avec des gravures sur bois). L'incorporation d'images dans le texte imprimé était à l'origine une tâche très difficile. L'édition de Pfister de la Biblia pauperum mêlait texte et illustration sur une même forme imprimante, rendant ainsi le processus d'impression plus rapide et plus facile. Les gravures sur bois en vinrent donc à remplacer les dessins au crayon sur les ouvrages illustrés destinés à l'édification religieuse ou à des raisons pratiques. Ces illustrations étaient auparavant copiées à la main. 

Les images de la Biblia pauperum ont aussi  été reprises par diverses autres éditions de la bible en français, ou en anglais

  • par exemple dans Les Figures du Vieil Testament et du Nouveau, Paris : Antoine Vérard, 1504 cf. Bibliothèque nationale de France, département Réserve des livres rares, A-1399 (DECIES) ICI→, où nous avons puisé plusieurs planches.
  • Biblia pauperum, conteynynge thirty and eight wodecuttes illustrating the liif, parablis, and miraclis offe oure blessid Lord & Saviour Jhesus Crist, etc. ICI→
Liens vers des exemples d'éditions 
  • impression allemande de 1462-63 coloriée ICI→
  • impression allemande de 1471 noir et blanc, facsimileICI→ 

  • Présentation et explication de 50 planches ICI→ 

  • Explications détaillées des planches et de la typologie ICI→

L'édition principale retenue dans La Bible en ses Traditions

L’édition retenue par La Bible en ses Traditions est l’un des exemplaires de la Biblia Pauperum conservés à la Bibliothèque nationale de France, département de la Réserve des livres rares, sous la cote XYLO-4.

La notice bibliographique indique qu’elle fut publiée dans les Pays-Bas ou le Rhin inférieur vers 1460-1465, en latin, et comprend 40 feuillets. Il s’agit d’un livret xylographique imprimé d’un seul côté, à partir de planches de bois correspondant à deux pages à la fois.

Cet exemplaire ressemble trait pour trait à celui conservé à la Bibliothèque Condé de Chantilly (VIII-G-050), dont le duc d’Aumale notait, après l’avoir acquis en 1857 : « C’est de tous les Block-Books le plus agréable à l’œil que j’aie encore rencontré. » Il se rapproche également d’un exemplaire conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal (Réserve-FOL-7-518), ainsi que de l’exemplaire en français daté de 1504 (BnF, Livres rares, A 1399).