La Bible en ses Traditions

Michée 6,1–5

M V
G S

Écoutez Mdonc ce que dit Yhwh

Vle Seigneur :

— Lève-toi, engage un procès devant

Vcontre les montagnes

et que les collines entendent ta voix !

...

M
G S
V

Écoutez, montagnes, le procès de YHWH, et vous, solides fondements de la terre,

car YHWH est en procès avec son peuple,

et veut entrer en débat avec Israël.

...

Que les montagnes écoutent le jugement du Seigneur, et les solides fondements de la terre,

car il y a jugement du Seigneur avec son peuple,

et le différend sera tranché en justice avec Israël.

M V
G S

Mon peuple, que t’ai-je fait ? Et en quoi t’ai-je fatigué

Vété pénible ? Réponds-moi.

...

Car je t’ai fait monter de la terre d’Égypte,

et je t'ai racheté

Vlibéré de la maison des esclaves,

et j’ai envoyé devant ta face Moïse, Aaron et Miryam

VMarie.

...

Mon peuple, souviens-toi donc

V, je t'en prie, de ce que méditait Balaq, roi de Moab,

et de ce que lui répondit Bilam,

VBalaam, fils de Béor,

de Shittim jusqu’à Gilgal,

VGalgala,

pour connaître

Vqu'il connaisse les justes œuvres de YHWH.

Vdu Seigneur. 

...

Réception

Liturgie

1–4 mon peuple que t'ai-je fait Réappropriation christologique de l'oracle : Impropères de l’Office de la croix contre hymne d’action de grâces Dayenu, une polémique judéo-chrétienne Durant l’après-midi du Vendredi saint a lieu la grande synaxe de l'→Adoration de la croix, dont l’origine remonte à la présentation à Jérusalem des →Reliques retrouvées par l'impératrice Hélène. Chantée au cours de cette cérémonie, une pièce grandiose énumère de douze façons différentes, le crime du « peuple » (juif) ingrat envers son Dieu. La contradiction avec une pièce, non moins saisissante, de la Haggadah de la Pâque juive, mais qui à l'inverse s'extasie devant les bienfaits surabondants du Seigneur, conduit à s'interroger sur leurs relations. 

1 —— Les Impropères

MUSIQUE Chant des impropères

C'est une succession de « reproches » (en latin improperia) de Dieu incarné à son peuple qui Lui inflige les opprobres de la passion en guise d’action de grâce pour toutes les faveurs accordées depuis sa libération de la servitude en Égypte. Dans ce texte, après une reprise de la voix de Dieu en Mi 6,3, Jésus semble, du haut de sa croix, parler à son peuple, décrivant son activité au milieu de lui avant même son incarnation, selon une conception originelle des écrivains du NT, encore vivante chez Justin le Martyr Apol.1, 62-63 ; → Dial.127 : c’est déjà le Fils qui parlait à Moïse dans le buisson et aux prophètes). 

HISTOIRE

Le poème complet est daté du 8e s. (ils rappellent certains tropaires des liturgies syrienne et byzantine), répandu aux 11e-12e s., intégré à l’Ordo romain au 14e s.

  • Apparurent en premier trois Grands Impropères d’origine byzantine, dans le Sud de l’Italie, ponctués du Trisagion en grec et en latin (invocation à la pitié du Dieu saint, Fort et Immortel).

  • Y furent ajoutés neuf Petits Impropères ponctués non plus de l’imploration doxologique mais du refrain « Popule meus » (Mon peuple, que t’ai-je fait ? En quoi t’ai-je contristé ? Réponds-moi !) qui revient donc dix fois comme autant de reproches au peuple .

Chacun des douze Impropères consiste à mettre en opposition les douze bienfaits dont le peuple juif a été gratifié lors de l’exode et les douze méfaits qui ont frappé Jésus lors de la Passion à cause du même peuple juif.

TEXTE

Le texte (Grad. 176-181) est un centon biblique mêlant prophéties anciennes et récit de la passion, amplifiant la lamentation de Jésus sur Jérusalem en Lc 19,41-44. Le chœur énumère la liste des bienfaits de Dieu durant l’Exode, l’assemblée répond en implorant la miséricorde du « Dieu saint, Dieu fort, Dieu immortel » — mot à mot : Saint Dieu, Saint fort, Saint immortel (trisagion), en langue vernaculaire, latin et grec.

  • « Popule meus, quid feci tibi ? aut in quo constristavi te ? responde mihi. — Quia eduxi te de terra Aegypti (Mi 6,3-4) : parasti Crucem Salvatori tuo. — R/ Agios o Theos, Sanctus Deus, Agios ischyros, Sanctus fortis, Agios athanatos eleison imas,Sanctus immortalis, miserere nobis. — Quia eduxi te per desertum quadraginta annis : et manna cibavi te, et introduxi te in terram satis bonam : parasti Crucem Salvatori tuo. R/  Quid ultra debui facere tibi, et non feci ? Ego quidem plantavi te vineam meam speciosissimam : et tu facta es mihi nimis amara (cf. Is 5,4 ; Jr 2,21) : aceto namque sitim meam potasti, et lancea perforasti latus Salvatori tuo. R/ — Ego propter te flagellavi Aegyptum cum primogenitis suis ; et tu me flagellatum tradidisti. Popule meus, quid feci tibi ? aut in quo constristavi te ? responde mihi. R/  Ego eduxi te de Aegypto, demerso Pharaone in mare rubrum ; et tu me tradidìsti principibus Sacerdotum. Popule meus, etc. R/  Ego ante te aperui mare, et tu aperuisti lancea latus meum. Popule meus, etc. R/ —  Ego ante te praeivi in columna nubis : et tu me duxisti ad praetorium Pilati. Popule meus, etc. R/  Ego te pavi manna per desertum ; et tu me caecidisti alapis, et flagellis. Popule meus, etc. R/  Ego te potavi aqua salutis de petra ; et tu me potasti felle, et aceto. Popule meus, etc. R/ — Ego propter te Chananaeorum Reges percussi : et tu percussisti arundine caput meum. Popule meus, etc. R/  Ego dedi tibi sceptrum regale ; et tu dedisti capiti med spineam coronam. Popule meus, etc. R/  Ego te exaltavi magna virtute ; et tu me suspendisti in patibulo Crucis. Popule meus, etc. »
  • « Mon peuple, que t’ai-je, fait ? Ou en quoi t’ai-je contristé ? Réponds-moi ! — Parce que je t’ai fait sortir de la terre d’Égypte : tu as préparé une Croix à ton Sauveur. * Mon peuple... — Ô Dieu Saint. Ô Dieu Fort. Ô Dieu Immortel, aie pitié de nous. — Parce que je t’ai guidé dans le désert quarante ans et que je t’ai nourri de la manne, et que je t’ai fait entrer dans une terre très bonne : tu as préparé une Croix à ton Sauveur. *Mon peuple... — Qu’ai-je dû faire de plus pour toi, et que je n’ai pas fait ? Moi, certes, je t’ai plantée comme la plus belle vigne choisie (de choix) : et toi, tu es devenu pour moi une vigne amère : car tu as abreuvé ma soif de vinaigre, et tu as percé de la lance le côté de ton Sauveur. — Moi, pour toi, j’ai frappé l’Égypte avec ses premiers-nés : et toi, tu m’as livré après m’avoir flagellé. *Mon peuple... — (Moi) Je t’ai fait sortir d’Égypte, Pharaon ayant été submergé dans la mer Rouge : et toi tu m’as livré aux princes des prêtres. * Mon peuple... — J’ai ouvert devant toi la mer : et toi tu as ouvert mon côté. *Mon peuple... — J’ai marché devant toi dans une colonne de nuée : et toi, tu m’as conduit au prétoire de Pilate. *Mon peuple... — Je t’ai nourri de la manne dans le désert : et toi, tu m’as frappé de soufflets et de coups de fouet. *Mon peuple... — Je t’ai abreuvé de l’eau salutaire sortie du rocher: et toi, tu m’as abreuvé de fiel et de vinaigre. *Mon peuple... — À cause de toi j’ai frappé les rois de Chanaan : et toi tu as frappé ma tête avec un roseau. *Mon peuple... — Je t’ai donné le sceptre royal : et toi tu as donné (= mis) sur ma tête une couronne d’épines. *Mon peuple... — Je t’ai élevé en ma grande puissance : et toi tu m’as suspendu au gibet de la croix. *Mon peuple... »
CHANT GRÉGORIEN

La mélodie grégorienne du refrain (Popule meus… dans la seconde partie : MR 325-326) d’abord grave monte doucement, par degrés conjoints, puis par intervalles plus marqués, expressifs de la souffrance de l’âme du Christ, pour retomber lourdement sur la tonique, et se terminer par une mise en demeure à la créature : Responde mihi ! (« Réponds-moi ! »).

Traditionnel, Improperia : popule meus

Alberto Turco, dir., Alessio Randon, soliste, Nova Schola Gregoriana — (Images du Graduale Romanum de 1908)

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Les mots grec athanatos et latin immortalis ont un sens et une mélodie identiques, mais le choeur les traite différemment en fonction de la différence de position de la syllabe accentuée dans le mot.

Pièce d’une grande puissance émotionnelle, elle a parfois été accusée d’avoir entretenu un antijudaïsme radical dans le monde chrétien, en accablant l’ensemble du « peuple » de reproches d’ingratitudes. — Et ce d’autant plus, que les Impropères semblent inverser une hymne de la liturgie juive.

2 —— L'hymne Dayenu

RITE

Le rituel du séder de la Pâque juive (Haggadah) contient une hymne d’action de grâce qui énumère les bienfaits dont Adonaï a comblé son peuple en les ponctuant du refrain qui lui a donné son titre : Dayenou, « cela seul nous aurait suffi ! »

TEXTE

C’est une cascade de gratitude du peuple d’Israël envers son Dieu :

  • Haggadah de Pessah, hymne Dayenou « Combien de degrés de bienfaits l'Omniprésent a-t-Il placés sur nous : —S'Il nous avait sortis d'Égypte et n'avait pas exécuté de jugements contre eux - Dayénou, cela nous aurait suffi ! — S'Il avait exécuté des jugements contre eux et pas contre leurs idoles - Dayénou, etc. — S'Il avait détruit leurs idoles et n'avait pas tué leurs premiers-nés - Dayénou, etc ! — S'Il avait tué leurs premiers-nés et ne nous avait pas donné leur richesse - Dayénou, etc ! — S'Il nous avait donné leur richesse et n'avait pas divisé la mer pour nous - Dayénou, etc ! — S'I1 avait divisé la mer pour nous et ne nous l'avait pas fait traverser sur la terre sèche - Dayénou, etc ! — S'Il nous l'avait fait traverser sur la terre sèche et n'y avait pas noyé nos oppresseurs - Dayénou, etc! — S'Il y avait noyé nos oppresseurs et n'avait pas subvenu à nos besoins dans le désert pendant quarante ans - Dayénou, etc! — S'Il avait subvenu à nos besoins dans le désert pendant quarante ans et ne nous avait pas nourri (avec) la Manne! - Dayénou, etc! — S'Il nous avait nourri (avec) la Manne et ne nous avait pas donné le Chabbath - Dayénou, etc! — S'Il nous avait donné le Chabbath et ne nous avait pas approchés devant le Mont Sinaï - Dayénou, etc! — S'Il nous avait approchés devant le Mont Sinaï et ne nous avait pas donné la Torah - Dayénou, etc! — S'Il nous avait donné la Torah et ne nous avait pas faits entrer en Terre d'Israël - Dayénou, etc ! — S'II nous avait faits entrer en Terre d'Israël et ne nous avait pas construit le Beth-Habe'hirah (la Maison Choisie; le Beth-Hamikdache) — Dayénou, etc. » (trad. loubavitch.fr→).  

Traditionnelet groupe Maccabeats→, Dayyēnu [די דינו- « Cela nous aurait suffi ! »] (texte : 10e s. ap. J.-C. ?), Twist en pot-pourri sur le chant traditionnel du seder de Pâque (CD)

Matt Schwartz, Shy Krug, Yoni Bardash, Josh Itzkowitz, Alex Weissman, Bina Westrich, Aaron Friedman, Abbie Sophia, Denah Emerson, Josh Weinberg, David Cooper (chant), Steve LipmanUri Westrich (vidéo, arrgt.), Ed Boyer (éd.), Alexander Koutzoukis pour Plaid Productions (mix. et mast), Rachel Amsellem (choreogr), Familles Bellin et Saks, et Sunny le chien.

CDBaby→  © Licence YouTube standard

HISTOIRE

Ce texte est connu par un manuscrit du 10e s. mais pourrait être d’origine plus ancienne, tant la tradition juive depuis les Ecritures du retour d’Exil (Ne 9,8-24) s’est plue à reprendre des thèmes et des rhétoriques semblables. 

3 —— Comparaison des Impropères et de Dayenu

On pourrait être tenté de voir dans les Impropères l’inversion un peu odieuse d’une admirable action de grâce humaine, Dayenu, en volée de reproches divins. Mais la réalité historique est sans doute plus complexe.

La rhétorique des impropères n’est pas moins scripturaire ni juive que celle de Dayenu 
L’autocritique juive commence dès les Écritures 

Mi 6,1-4 : Dieu intente à son peuple un procès en ingratitude le refrain « Mon peuple, que t’ai-je fait ? » est emprunté à ce passage ; semblablement le chant de la vigne en Is 5,1-7, ou la menace au peuple de ne plus être appelé « mon peuple » en Os 1-2 ; 14 (cf. Ne 9,6-37 ; Ps 78 ; 106 ; Jr 2,5-13 ; Os 11,1-7 ; 13,4-6 ; Am 2,6-16). 

Cette autocritique continue dans le Midrash

Il qui présente des parallèles antithétiques entre bienfaits divins et ingratitude humaine :

Elle apparaît dans la liturgie synagogale 

P. ex. la qinah de l’office du 9 Av : 

  • Eléazar Hakalir (attr. : p.ê. rabbi Eleazar be-rabbi Shim‘on, le fils de Shimon bar Yohaï ; cf. Lév. Rab. 30) ; ou bien auteur du 7e-10e s.), ’Ékâ (« Comment ? »)  « Comment t'es-tu laissé emporter par ta colère pour détruire d'une main sanglante ceux qui te sont fidèles ? [...] Comment la fleur de Samarie gît-elle, et le chant de ceux qui portaient l'arche s'est-il tu ? »).

Plus généralement, le judaïsme rabbinique porte l’idée d’une mystérieuse correspondance entre transgression et châtiment (middâ kᵉneged middâ « mesure pour mesure » ; cf. Mt 7,2; Jub. 4,32).

Avant les Impropères formels, la littérature chrétienne ancienne porte la trace d’un développement progressif qui commence en milieu judéo-chrétien
  • Ac. Pil. 9 montre Pilate, campé en innocent et crypto-chrétien, reprochant aux Juifs qui l’accusent de ne pas être ami de César de persévérer dans leur ingratitude à l’égard de leurs bienfaiteurs :  Dieu jadis au désert, comme le gouverneur romain à cet instant.

  • Méliton de Sardes Pascha  96 développe des antithèses entre les Juifs célébrant confortablement la Pâque pendant que Jésus souffre et meurt en croix (autres parallèles avec la Haggada : 46 la question sur le jour ; 68 le passage de la nuit à la lumière ; 80 allongés sur vos divans moëlleux ; 93 herbes amères).

  • ,Astérios le Sophiste Fr. dans son Sermon 28 sur Ps 16,1= G-15,1, place la phrase « Garde-moi, Seigneur, mon espoir est en toi » dans la bouche de Jésus et l’amplifie en une suite de rappels des bienfaits que le Christ a réalisés pour son peuple, depuis la délivrance d’Égypte jusqu'à la fin de l’Exode. Les ingrats ne sont pas identifiés, mais ils ne peuvent pas être les interlocuteurs de la voix divine puisqu'elle les désigne à la troisième personne : ils pourraient bien être les auditeurs d’Asterios, qu’il appelle à se convertir.

Conclusions
  • Historiquement, les Impropères étant attestés au 8e s. et Dayenu seulement au 10e s., on est en droit de penser que le second est une réaction rabbinique aux premiers : c'est d'ailleurs ce que propose Joseph Tabory, The JPS Commentary on the Haggadah, Jewish Publication Society, 2008, p.46. Par leur conditionnement culturel, les Impropères et Dayenu ressemblent à deux résultantes juives d’un même thème, celui des réactions humaines aux bienfaits du Seigneur, selon qu’on reconnaît le messie en Jésus ou non.

  • Théologiquement, ainsi que l'indique la lettre même et le contexte rituel des Impropères, les reproches adressés par Dieu/le Christ à son peuple le sont dans l'ici et maintenant de l’actualisation liturgique. Les chrétiens qui le chantent sont eux-mêmes part du « peuple » pécheur, c’est à eux (d'abord) que les reproches du Christ sont adressés et ils l’implorent en conséquence : prends pitié de nous ! Paradoxalement, la « théologie de la substitution » par laquelle le peuple chrétien se veut part essentielle du peuple juif, garantit les Impropères contre tout antijudaïsme radical.