La Bible en ses Traditions

Isaïe 14,13–14

M G V
S

13 Toi qui disais

Gdis en ton cœur

Gta pensée :

— Je monterai dans les cieux

Gvers le ciel

Vau ciel, au-dessus des étoiles de Dieu

Gdu ciel, j’élèverai

Gje placerai mon trône

je m’assiérai sur la

Gune montagne de l’assemblée

Ghaute

Vde l’alliance aux confins du septentrion

Gsur les montagnes hautes vers le nord

Vdu côté de l'aquilon 

13 ...

14 je monterai sur les sommets

Gau-dessus

Vsur la hauteur des nuées, je serai semblable au Très-Haut !

14 ...

Réception

Tradition chrétienne

12–15 lucifer (V) Élaboration d'un des masques du diable Lucifer signifie littéralement « porte-lumière » (Comparaison des versions)  et peut désigner... le Christ lui-même (2P 1,19). Cependant, dans la culture occidentale, Lucifer est d'abord connu comme étant l'un des  noms attribués au →Diable, ou Satan, ou Mauvais.

Un chef politique détrôné...

Le roi de Babylone, qui était assimilé à l'étoile du matin (Vénus chez les Romains), voit sa fin prophétisée par Isaïe en termes très symboliques.

  • Is 14,12-15 décrit la chute d’un personnage « étoile du matin, fils de l’aurore », qui s’était promis d’escalader les cieux pour élever son propre trône au-dessus des étoiles de Dieu, monter au sommet des nuages, et se rendre l’égal du Dieu Très-Haut, mais il est tombé du ciel, précipité dans les profondeurs de l’abîme.

Le roi Ithobaal gouvernait Tyr quand survint l'invasion babylonnienne de Nabuchodonosor qui investit Tyr en 585 av. J.-C. et la soumit après un siège treize ans plus tard

  • Ez 28,12-19 qui décrit son hybris et sa chute peut être lu comme l'évocation d’un puissant, modèle de perfection, « dieu parmi les dieux » qui, de la même manière,  a basculé dans l’orgueil et la violence à cause de sa propre beauté.

C’est cet ange déchu qui est devenu la figure de Lucifer dans les représentations chrétiennes courantes. 

... devient la figure d'un ange déchu

À la suite d’autres écrits apocryphes, qui ne sont pas intégrés dans le canon chrétien mais continuent à être lus, les Pères de l'Eglise puis les auteurs médiévaux ont fait une synthèse progressive de ces traditions, mettant l’orgueil au cœur des péchés de Lucifer et des autres anges rebelles, à partir de ces passages d’Isaïe et d’Ezéchiel. Lucifer désigne un ancien ange, le plus beau, qui portait la lumière, puis qui s’est révolté.

  • Tertullien Marc. 2,10  parle de Lucifer en tant que « le plus sage de tous les anges avant d'être le diable ».

Au terme de cette élaboration, Lucifer apparaît comme est un des serviteurs privilégiés de Dieu, qui a voulu occuper une place égale à celle du Créateur, et qui a été précipité dans l’abîme, avec ses troupes, par les anges fidèles. Progressivement, la pensée chrétienne l’a assimilé à Satan, et a compris ses compagnons comme les démons qui règnent sur l'enfer.

Arts visuels

12–15 Thème iconographique : la Chute des anges rebelles Une série d’œuvres d’art sont consacrées à ce thème iconographique doublement passionnant, puisque d’une part il se rattache clairement à au moins deux passages bibliques, tout en n’en illustrant directement aucun ; et que d’autre part il montre le châtiment de ceux qui étaient d’abord serviteurs de Dieu, mais inscrit cet épisode dans un vaste plan du Salut, par l’espoir donné aux hommes de retrouver le chemin du ciel.

Sources scripturaires et traditionnelles

La Chute des anges rebelles, dans ses éléments essentiels, représente celui que l’on appelle Lucifer (selon le terme de la Vulgate en Is 14,12, « porteur de lumière », ou « étoile du matin »), un des serviteurs privilégiés de Dieu, qui a voulu occuper une place égale à celle du Créateur, et qui a été précipité dans l’abîme, avec ses troupes, par les anges fidèles. Progressivement, la pensée chrétienne l’a assimilé à Satan, et a compris ses compagnons comme les démons qui règnent sur les Enfers. C’est bien un thème vétéro-testamentaire, l’épisode étant situé aux débuts de la Création, mais on le rapproche parfois, et c’est excessif et injustifié, Ap 12,7-9, lorsque Michel et ses anges combattent le Dragon chassé du ciel avec les siens, mais il s’agit d’un autre épisode, intégré dans une Révélation d’évènements à venir.

  • Is 14 décrit la chute d’un personnage « étoile du matin, fils de l’aurore », qui s’était promis d’escalader les cieux pour élever son propre trône au-dessus des étoiles de Dieu, siéger sur la montagne de l’Assemblée, monter au sommet des nuages, et s’égaler au Très-Haut, mais il est tombé du ciel, précipité dans les profondeurs de l’abîme.
  • Parallèlement, Ez 28,12-19 évoque un puissant, modèle de perfection, au jardin de Dieu, au manteau formé de pierreries, qui a été fait chérubin étincelant, à la conduite exemplaire, mais qui a basculé dans l’orgueil à cause de sa propre beauté, dans la violence et le péché, qui a profané les sanctuaires, et a été précipité de la montagne de Dieu.
  • En résonance avec Gn 6,1-4, où les « Fils de Dieu » agissant mal sont compris d’abord comme des anges coupables, on lit dans Hénoch, un Pseudépigraphe de l’Ancien Testament, rédigé entre le 3e et le 1er s. av. J.-C., un récit complexe où des anges, fils du ciel, désirent et prennent pour femmes les jolies filles des hommes, et apportent sur terre impiété et corruption. Mais Dieu envoie un châtiment vers ces « Veilleurs déchus » qui sont rejetés du ciel.

À la suite d’autres apocryphes, qui ne sont pas intégrés dans le canon chrétien mais continuent à être lus, les Pères de l’Eglise puis les auteurs du Moyen Age font une synthèse progressive de ces traditions, mettant, en lien avec les passages d’Isaïe et d’Ezéchiel, l’orgueil au cœur des péchés de Lucifer et des autres anges rebelles.

Représentations

Manuscrits enluminés

La Chute des anges rebelles est présente dans l’art roman.

Hortus Deliciarum

À la fin du 12e s. le manuscrit alsacien du Hortus Deliciarum, de Herrade de Landsberg (détruit en 1870 mais connu par d’excellentes copies) lui consacre un vrai petit cycle (aux folios 3 et 3v).

  • Recto : Dans la moitié inférieure d’une pleine page, sous Dieu en trône entouré de la cour céleste, Lucifer en gloire se tient sur une petite éminence, avec les signes du pouvoir (sceptre, globe, vêtement somptueux). Il est servi par des anges, et les textes sur la page évoquent Ez 28, mais situent aussi l’épisode aux premiers temps de la Création.

Anonyme illustrateur de Herrade de Landsberg (1125-1195), Hortus deliciarum (Le Jardin des délices), enluminure sur parchemin, entre 1167 et 1185, copie partielle par Auguste de Bastard d'Estang (1832-1869), fol. 3r

Abbaye de Hohenburg (Mont Saint-Odile, Alsace, France)

Domaine public © photo : D.R. R. Green→.

Les inscriptions originelles sont connues par les relevés publiés par A. Straub et G. Keller (1879-1899).

Registre supérieur — à droite et à gauche du Créateur : la création de la lumière est interprétée comme création des anges (cf. Gn 1,3).

Registre inférieur — titre : « Lucifer : Sceau de la ressemblance de Dieu, plein de sagesse et parfait en beauté dans le Jardin des Délices de Dieu (Ez 28,12-13), était inférieur à Dieu » — Phylactère déployé devant Lucifer : Ez 28,14 — à gauche de Lucifer : « Le revêtement du premier ange avait toutes les pierres précieuses : sardonyx, topaze et jaspe ; chrysolite, onyx et béryllium; saphir, rubis et émeraude (Ez 28,13), parce qu'il était estimé au-dessus de toutes les compagnies angéliques, et plus glorieux qu'elles toutes. »

  • Verso : Lucifer complote et offense Dieu, puis trois anges fidèles, armés de tridents, le font chuter du ciel avec ses compagnons, dans une transformation physique (les cheveux hirsutes, et les ongles devenant des griffes).

Anonyme illustrateur de Herrade de Landsberg (1125-1195), Hortus deliciarum (Le Jardin des délices), enluminure sur parchemin, entre 1167 et 1185, copie partielle par Christian Moritz Engelhardt (1818), folio 3v

Abbaye de Hohenburg (Mont Saint-Odile, Alsace, France)

Domaine public © photo : D.R. R. Green→ 

Registre supérieur sur le phylactère devant Lucifer : Is 14,13-14  —— Registre inférieur —  titre : Ap 12,7 — Tout en bas à droite : Lc 10,18.

Speculum Humanæ Salvationis
  • Dans le Speculum Humanae Salvationis (Miroir du Salut Humain), vers 1330 (abbaye de Kremsmünster, ms 243, folio 6v), Lucifer précipité dans les Enfers se voit sur la première enluminure du cycle introductif.

La diffusion du thème est facilitée par sa présence dans les plus importants traités typologiques de la fin du Moyen Age (mettant en parallèle des représentations de l’Ancien et du Nouveau Testament).

Dans la Biblia pauperum

La Biblia Pauperum (qui n’était en rien une Bible pour les pauvres), présente dans les manuscrits enluminés, connaît à la fin du 15e s.une édition imprimée, où la Chute des anges rebelles, en gravure sur bois, est une des préfigures des Juifs reculant et tombant à terre lors de l’Arrestation du Christ (Jn 18,6) ; on y voit, sous Dieu en trône dans la nuée, les anges déchus déjà transformés en diables (corps difformes, ailes de chauves-souris, faces grimaçantes).

Hans Sporer (ca - 1510), Armenbibel (Biblia pauperum), gravure sur bois, Nuremberg 1472) f. 34, zone d'impression : ca 26 x 17 cm

Bibliothèque universitaire de l'Université Ludwig Maximilians, Munich, Allemagne — BSB-Katalog Xylogr. 26,

Domaine public © édition numérique Munich : Bibliothèque d'État de Bavière, 2009→,

La tradition manuscrite considérable de la Biblia pauperum (Bible des pauvres) commencée au 13e s. fut amplifiée dans la seconde moitié du 15e s. grâce aux nouveaux procédés d’impression en estampes. La version latine en 40 feuilles a connu au moins 11 éditions. L'arrangement du texte et la séquence des illustrations de cette version furent adoptés par les deux éditions de livre de langue allemande, qui simplifièrent les gravures sur bois. La première fut co-produite en 1470 dans la ville de Nördlingen par le peintre Friedrich Walther et le menuisier Hans Hurning ; l’année suivante, elle fut copiée par Hans Sporer, calligraphe et graveur de Nuremberg, qui omit les hachures et remplaça les paysages de fond par des lignes horizontales unies. Après sa Biblia pauperum, Sporer a produit trois autres livre à Nuremberg jusqu'en 1474, avant d’inaugurer à Bamberg une presse à caractères mobiles en 1487.

Sur ce folio, de haut en bas
  • textes : Trenors Lm 2,16 —Isaïe Is 53,2-3 
  • illustrations : les vierges folles sur les marches descendantes vers le feu infernal — les gardes du Temple terrassés par la parole du Christ (Jn 18,2-11) — la chute des anges. 
  • textes : Jérémie Jr 14,3 | Baruch (cf. Ba 6,26 non cité ici) légende « le vieux serpent tomba de son trône de puissance » 
  • Mt 25,1-13 | Ap 12,9 ; Is 14,12-15
Peinture sur panneau
  • Le thème est rare dans la peinture sur panneau, mais il est traité dans une merveilleuse oeuvre siennoise du Louvre, vers 1340, d’un maître anonyme de l’entourage de Simone Martini, peut-être image de dévotion, la Charité de saint Martin étant visible au revers. Dans la partie supérieure, la figure divine domine la cour céleste représentée dans une perspective linéaire se fondant vers l’infini. Sous la voûte céleste se déroule le combat. Dans le tiers inférieur ne se voient que les corps sombres des démons dont plusieurs sont déjà venus s’enfoncer dans le sol de la terre, au terme de leur chute.
  • Ce panneau siennois a pu être connu des frères de Limbourg, lorsqu’ils ont peint vers 1411-1416 le très fameux manuscrit des Très Riches Heures du duc de Berry (Chantilly, Musée Condé, ms 65, folio 64v). Une pleine page au début des Psaumes de pénitence (Ps 6, « Dieu, ne me châtie point dans ta colère ») présente une composition d’une exceptionnelle beauté, une nuée formant le socle de l’espace où se tient une cour céleste d’une immense splendeur. Les anges déchus expriment leur désespoir, mais sont encore revêtus de bleu et d’or, personnages délicats mais qui prennent feu lorsqu’ils viennent s’effondrer sur le sol.

Hermann, Jean et Paul de Limbourg (fl. 1402-1416), Les Très Riches Heures du duc de Berry, (enluminure, tempera sur vellum, ca. 1411-1416), 29 x 21 cm

  Musée Condé, Chantilly — ms 65, folio 64v

© Domaine public→

  • Dans les volets peints à la fin du 14e s. par Maître Bertram pour le retable de Hambourg (aujourd’hui au musée de Hambourg), la première scène des volets extérieurs montre sur la même composition Dieu séparant la lumière et les ténèbres, et la Chute des anges rebelles, qui, ressemblant déjà à des animaux sauvages, sont éjectés de la nuée lumineuse supérieure, pour s’enfoncer dans la sphère sombre du bas du panneau. Ceci confirmebien que l’épisode est situé, dans la pensée médiévale, dans les tout premiers temps de la Création.
Peinture sur toile

Pour ne prendre que deux derniers exemples, citons Pierre Brueghel l’Ancien qui peint en 1562 (Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts), une Chute des anges rebelles qui renonce à toute hiérarchie claire, et emplit tout le panneau d’une vaste confusion, même si le centre en est occupé par un archange saint Michel, l’épée levée. Le sentiment qui domine est celui des forces du mal et de leur intense présence dans le monde.

Pieter Brueghel l'Ancien (1526/30-1569), La chute des anges rebelles, (huile sur panneau de chêne), 117 x 162 cm, 1562,

Musées royaux des Beaux-Arts, Bruxelles — n° 584,

Domaine public © Wikicommons→

En 1620, une immense toile de Rubens reprend le thème (Munich, Alte Pinakothek), dans un traitement baroque qui exalte parfaitement un double mouvement de descente et de torsion, les corps des anges déchus étant des hybrides d’humains puissamment musclés et de dragons aux gueules menaçantes, saint Michel enjambant sans crainte la longue queue serpentiforme qui ajoute une spirale toute en dynamisme dans une composition conforme au génie de l’artiste.

Peter Paul Rubens (1577-1640), La chute des anges rebelles, huile sur toile (438 x 291,5 cm), ca 1620

Alte Pinakotek, Munich

© Domaine public→

Thème secondaire : le remplacement des anges déchus par des hommes

Il faut enfin citer un thème rare mais important, et qui est en lien direct avec la Chute des anges rebelles. On sait que la théologie a classé les anges en neuf ordres, en trois triades. Mais elle appelle aussi l'homme à se perfectionner pour remplacer un jour dans un dixième ordre les anges rebelles et déchus, selon une thématique ancienne et reprise en particulier au 13e s. dans les écrits de saint Bonaventure.

  • Dans le manuscrit d’une Cité de Dieu de saint Augustin, de la seconde moitié du 12e s. (Boulogne-sur-mer, bibl. mun., ms 53, folio 73), une enluminure présente la hiérarchie céleste et la hiérarchie ecclésiastique dans une structure verticale dont les étages sont comme fixés par neuf demi-médaillons, chaque fois occupés par un ange. L’Enfer, sous cette structure, est gardé par des démons occupant un dixième demi-médaillon, un peu décalé vers le bas. Sans représenter la Chute des anges déchus, ce motif en est l’évocation, en exprimant, en ce dixième espace transformé en un lieu sombre et entouré de flammes, la perte de leur place originelle.
  • Et dans un Ci nous dit (encyclopédie moralisée pour les laïcs) du premier quart du 15e s., la Création d’Eve se déroule sous la présence céleste de Dieu bénissant, entouré d’un cercle fait de dix anges, neuf inclinés respectueusement en adoration, un dixième relevant la tête face au Père en une attitude très irrespectueuse (Paris, BnF, ms fr. 20.110, folio 1). L’enluminure, en une relative rareté iconographique (le motif se trouve déjà dans la sculpture gothique, au portail du transept de la cathédrale de Schwäbisch-Gmünd), mais en parfaite cohérence avec les textes, évoque directement à la fois la désobéissance et l’orgueil qui vont précipiter la chute de ces anges, et la dixième place qu’ils vont abandonner, et qui sera alors proposée comme le lieu d’un immense espoir pour l’humanité.

L’iconographie de la Chute des anges rebelles s’inscrit donc bien dans une pensée qui ne se réduit pas à un schéma binaire faute-punition, mais s’ouvre à une circulation vivante entre les niveaux du monde.

Christian Heck