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Langues « bibliques »

On a longtemps simplifié la stratification des langues bibliques : la couche la plus originelle était l’hébreu (massorétique); il y avait  ensuite eu les traductions grecques juives alexandrines, si importantes pour le christianisme naissant, les autres versions anciennes (latines, syriaques, coptes, arméniennes), les versions de la Renaissance - si influentes dans notre culture moderne (King James Version en anglais, Luther Bibel en allemand) -, enfin les innombrables Bibles en langues modernes. Or, la réalité montre que pour la plupart des livres bibliques, le →texte « original » est un mirage.

La nostalgie d’une langue unique et son inspiration biblique

La nostalgie d’une langue-mère (et transhistorique) imprègne l’imaginaire humain. C'est régulièrement dans leur langue maternelle que les savants d’autrefois s’efforcèrent d’inventer ou de retrouver cette langue mythique.

Motif religieux de la langue sacrée originelle

Dans le récit biblique, la faculté de langage est (présupposée être) un don divin :

  • Dieu crée par la parole en Gn 1,3 ; mais en Gn 2,19, Dieu attend qu’Adam nomme les animaux, comme s’il voulait apprendre leurs noms de lui : il fait participer l’homme à l’invention du langage.

Ce langage originel, Juifs et chrétiens l’identifient pendant des siècles à l’hébreu :

  • Comme le constatent les maîtres du midrash (Berešit Rabba 18,4), repris par Rashi, le jeu de mots primordial iša par lequel Adam se réjouit d’avoir trouvé sa femme, aussi parfaitement associée à lui que le sont les deux mots, n’est-il pas propre à l’hébreu ?
  • Le traducteur du Siracide, dans son prologue, au moment même où il produit un livre qu’il aimerait voir figurer au canon, conserve la nostalgie de l’original hébreu (Si 0,21s : les choses dites en elles-mêmes le sont en hébreu, et toute traduction leur fait perdre de leur force).
  • En conséquence, la tradition cabalistique sacralise l’hébreu : c’est non seulement la langue primitive, mais même la langue divine, celle par laquelle le monde a été créé — du moins en est-elle le reflet.

Dans le mythe de Babel, la pluralité des langues apparaît comme un châtiment :

  • Sur fond de nostalgie d’une langue-mère universelle (Gn 11,1), la légende étiologique de la tour de Babel (Gn 11,1-9) représente la diversité des langues comme une malédiction, châtiment de cette réduplication de la chute originelle que fut la construction de cette tour par laquelle les hommes voulurent contre Dieu prendre le pouvoir au ciel.

Chez les prophètes, parler une langue différente relève de la malédiction :

  • Celui qui parle une langue inconnue est un ennemi, et les Judéens infidèles qui ont épousé des païennes sont punis par le fait leurs fils ne parlent pas le judéen (Ne 13,23s).

Inversement, parler la même langue est une bénédiction :

  • Pour les prophètes, le temps de la paix sera celui de la réunion paisible des nations et des langues (Is 66,18) sous le signe de la connaissance et de la gloire de Dieu (Za 8,23).
Hebraica veritas ?

Les prétentions de l’hébreu ont trouvé un écho durable dans le monde latin, dans le slogan de l’hebraica veritas lancé au tournant des 3e et 4ème s. par le génial traducteur de la Bible en latin que fut saint Jérôme, inspiré par Origène qui avait intégré à ses →Hexaples la révisions du texte grec sur l’hébreu par le Juif Théodotion.

  • Jérôme, comme la plupart des chrétiens des premiers siècles, admettait que l’hébreu avait été la langue unique des hommes jusqu’à la construction de la tour de Babel —et pour cette raison avait une forme de rémanence parmi toutes les langues (Epist. 18, 6 ; cf. Augustin d’Hippone Civ.16, 11).
  • Dans le contexte polémique d’accusations réciproques de falsification des Écritures entre Juifs et chrétiens, et alors que plusieurs traductions grecques se faisaient concurrence, il voulait donner un texte sûr, et la meilleure façon d’y parvenir lui semblait de repartir du texte « originel ».

Ce primat donné à la Bible hébraïque fut encore renforcé au seuil de l’ère moderne par le ralliement de la Réforme au canon hébraïque pour l’Ancien Testament.

Sacralisation par chaque confession d’une langue unique ?

La suprématie de l’hébreu n’est cependant pas universelle. Chaque communauté inspirée par la Bible a eu tendance — humaine, trop humaine ? — à déclarer sa version unique, autorisée et inspirée.

Le judaïsme alexandrin

Le judaïsme alexandrin produisit la Légende d’Aristée pour présenter la compilation de traductions grecques connue sous le nom de Septante comme un texte miraculeux, divinement inspiré et unifié malgré la pluralité des traducteurs.

La Bible hébraïque aurait été traduite en grec, au 3e s. av. J.-C., à la demande de Ptolémée II Philadelphe, roi d’Égypte, qui voulait dans sa bibliothèque d’Alexandrie un exemplaire de tous les grands textes de l’Antiquité. Selon la légende, 70 (ou 72) sages juifs, réunis en cellules séparées sur l’île de Pharos, auraient miraculeusement produit le même texte, la Bible des Septante (longtemps abrégée en LXX, aujourd’hui plutôt G selon l’usage introduit par la Biblia Hebraica Quinta).

L’Église orthodoxe

Celle-ci se réfère depuis toujours à la Septante et au texte byzantin, qui fournissent son langage théologique et liturgique : c’est cette version, non la Bible hébraïque, qui est traduite dans les diverses langues des pays orthodoxes.

Et même dans le monde latin

Paradoxalement, la traduction de Jérôme, censée magnifier l’autorité de l’hébreu, a fini par s’imposer comme la bonne, à la suite d’une mécompréhension du décret disciplinaire du concile de Trente en 1546. Ce dernier déclarait que la Vulgate ferait pour les textes disputés autorité chez les catholiques. Cette décision fut interprétée comme une reconnaissance de la Vulgate comme texte inspiré des catholiques, et il fallut la finesse de Pie XII en 1943 (Divino afflante Spiritu 24-26) pour la replacer dans ses limites juridiques, non scientifiques, et rendre tous ses droits à l’étude des diverses versions.

Illusion scientifique du texte originel

Le mythe de l’hébreu langue originelle, battu en brèche dès le milieu du 17e s. par Marcus Zuerius Bonxhorn, dit Boxhorniusdans sonOriginum Gallicarum Liber cui addititum fuit Lexicon antiquae Linguae Britannicae, Britannico-Latinum (Amsterdam, 1654), fut définitivement abandonné avec Leibniz et sa Brevis designatio meditationum de originibus gentium ductis potissimum ex indicio linguarum (Berlin, 1710). On n'abandonna pas pour autant la volonté de contôler le texte : désormais, et de plus en plus, ce furent les universitaires qui l'exercèrent.

La diversité linguistique dans la Bible

→L'hébreu biblique est divers

La Bible hébraïque elle-même connaît une certaine diversité de versions

Vers la fin du 1er s. av. J.-C., les savants juifs établissent un type de texte biblique (« proto-massorétique »), reçu par la Synagogue vers la fin du 1er s. de notre ère et définitivement fixé entre les 6e et 9e s. par les Massorètes au moyen de signes diacritiques (voyelles et ponctuations). Avant qu’il ne fût vocalisé (seulement entre les 6e et 9e s.), le texte hébreu était très polysémique : de simples différences de vocalisation expliquent nombre de différences entre le texte hébreu massorétique et les traductions réalisées quelques siècles plus tôt en grec ou en araméen.

Le témoignage des anciennes traductions grecques

Le slogan de l’hebraica veritas de Jérôme, à l’articulation des 4e et 5e s. ap. J.-C., fut en réalité révolutionnaire dans l’attitude chrétienne antique face aux Écritures.

  • Jérôme,Prologus in Pentateucho 2-3 fut d’ailleurs le premier à dénoncer la Légende d’Aristée comme un mensonge (in Jérôme Préfaces, éd. A. Canellis, à paraître).

Avant lui, le texte des Septante avait encore plus d’autorité que le texte hébraïque, non seulement chez les chrétiens, mais aussi chez les Juifs hellénistiques. L’ensemble des Écritures juives a été traduit (probablement entre la fin du 3e s. av. et le début du 2e s. après J.-C.). Jérôme ne savait pas qu’en bien des cas, la Septante témoigne d’un texte hébreu plus ancien que le texte des rabbins qui le formaient, marqué par diverses inflexions anti-messianiques qui sont mieux connues de nos jours.

La découverte de la bibliothèque de Qumran

Grâce aux textes de Qumran, il a été possible de remonter de treize siècles dans la connaissance de l’histoire du texte biblique, à travers les vestiges de 200 manuscrits bibliques (sur près de 600 en tout) présentant tous les livres bibliques (hormis Qo et Est). Si quarante pour cent de ces textes correspondent au futur texte massorétique, le reste a confirmé le soupçon de simplification abusive que des sources plus modestes comme la Geniza du Caire avaient soulevé contre la représentation ancienne de l’histoire du texte biblique. L’antiquité juive avait bien connu divers textes, hébraïques ou autres, de la Bible : des formes textuelles hébraïques qui avaient été traduites en grec à Alexandrie était encore en circulation à cette époque.

Cette diversité des textes hébraïques anciens est confirmée par le Pentateuque samaritain

Cette communauté religieuse se reclamait d'une ascendance israélite légitime (Ephraïm et Manassé) restée sur place pendant que les Judéens subissaient l’humiliation de l’Exil, et symétriquement diabolisés comme des immigrés par les Judéens de retour, au point de ne plus se considérer comme un seul peuple après les ruptures de 520 (reconstruction du temple de Jérusalem par les Judéens exclusifs) ou 330 av. J.-C. (reconstruction d’un temple samaritain à Sichem).

La différence la plus importante entre cette version des Israélites « du pays » et la version hébraïque promue par les descendants des exilés est l’identification du mont Garizim — et non du temple de Jérusalem — comme lieu saint. Mais sur les quelques 6000 variantes de la Tora en hébreu, 2000 sont communes avec la Septante. Beaucoup sont confirmées par les manuscrits de la mer Morte, et dévoilent l’existence de versions diverses des rouleaux bibliques, probablement liées aux diverses prétentions à gouverner la religion chez les divers groupes qui les produisaient.

La Bible est écrite en plusieurs langues

La Bible établit une continuité du texte au commentaire, doublée d’une continuité de la langue hiératique à la langue d’usage. Les scribes transmettant le texte sacré ont parfois intégré des explications midrashique au texte lui-même. Certains corpus procèdent par réécriture des autres (p. ex. Ch et R).

Araméen
  • Lorsque ce phénomène d’inclusion de la glose explicative rencontre la nécessité de rendre l’hébreu, peu pratiqué, en araméen, langue véhiculaire officielle de l’empire perse ramenée à Jérusalem au retour d’Exil, on aboutit aux targoums (« interprétations »). Loin d’être dépréciées, ces traductions explicatives revêtent le prestige de la Tora : en Ne 8, Esdras targoumisant semble un nouveau Moïse accomplissant une troisième donation de la Loi divine.
  • L’araméen trouve suffisamment de lettres de noblesse pour finalement entourer tout le texte sacré (sous forme des notes de la massore), et même pour que certains textes composés dans cette langue intègrent le canon inspiré : une partie des livres de Daniel et d’Esdras.
Grec
  • Traductions —  La Septante traduit de l’hébreu les premiers livres d’Esdras et des Maccabées, le Siracide, Judith, Tobie 13, Psaumes de Salomon. Elle tire aussi diverses additions de versions hébraïques non massorétiques : des Psaumes (151 [?], Prière de Manassé [?]), une partie de la tradition prophétique de Jérémie (Ba 1,1-3) et de Daniel (Prière d’Azarias, Histoire des 3 jeunes gens, Cantique des 3 jeunes gens). La Septante traduit de l’araméen quelques (passages de) livres : le deuxième livre des Maccabées (2M 1,1-2) ; le livre de Tobie (sauf le chapitre 13) ; ainsi que des additions : à Esther, à Daniel (Suzanne [?], Bel et le Dragon).
  • Compositions — Certains livres de l’Ancien Testament (et tout le Nouveau Testament) ont été écrits directement en grec « commun à tous » (koinè), langue devenue commune dans une partie du bassin méditerranéen grâce aux conquêtes d’Alexandre, et en Orient jusqu’aux rives de l’Indus. La Septante inclut plusieurs compositions originales en grec, soit des livres (tels que la Sagesse de Salomon, le deuxième (à partir de 2M 2,19), le troisième et le quatrième livres des Maccabées). Elle intègre également diverses additions : aux Psaumes (Ct 9 ; 13 ; 14), à Esther, à Jérémie (Ba 3,9 à la fin, Lettre de Jérémie).
La Bible est une polyphonie, pas une mélodie

Plus on se rapproche de l’origine présumée, plus les variantes sont nombreuses et significatives.

  • Bible hébraïque et Bible grecque, Bible grecque et Bible latine ne sont pas dans de strictes relations de succession chronologique : les traductions s’élaborent à partir de manuscrits non unifiés, elles reflètent des états du texte plus anciens que le texte (proto-)massorétique ou les grands onciaux de la Septante.
  • Au tournant de notre ère, les Écritures juives sont plus diverses que le canon rabbinique édicté un siècle plus tard. Elles incluent ajouts, augments et continuations, où l’araméen et le grec rejoignent l’hébreu, reflétant la rencontre, à Jérusalem, de l’Est et de l’Ouest, de la Gola et de la Diaspora. Daniel (supplémenté), Esther (augmentée), Jérémie prolongé (par Baruch) ; l’antique sagesse est approfondie par le Siracide et la Sagesse ; la chronique des hauts faits d’Israël est prolongée avec les livres des Maccabées — lesquels, avec Judith, servent aussi à légitimer de nouvelles fêtes liturgiques, etc. Et l’on ne parle ici que de l’Ancien Testament : il faut y ajouter les versions traditionnelles de la Bible entière dans le christianisme.
L’enseignement de la Bible et des communautés d’inspiration biblique sur les langues est nuancé  

La Bible hébraïque elle-même présente une critique éthique (prophétique) du désir — humain, trop humain — de langue originelle unique.

  • Pour les prophètes, la vraie division entre les hommes ne tient pas à la langue qu’ils parlent, mais aux pratiques des exigences radicales de la justice divine qu’ils proclament. La vraie séparation est moins entre hébréophones et allophones, qu’entre ceux qui écoutent-mettent en pratique, et les autres (Ez 3,5-7 ; Is 28,9-13).
  • La Bible hébraïque pose clairement le fait que l’homme ne possède pas le langage divin. La narration traditionnelle, qui place l’ensemble du Pentateuque sous l’autorité de Moïse et qui fait (humoristiquement ?) de Dieu une sorte de Scribe céleste (Ex 31,18 ; 32,16), affirme que l’écriture divine a été irrémédiablement perdue. En effet, les tables gravées du doigt de Dieu ont été cassées par Moïse devant le scandale du veau d’or (Ex 32,19) ; et le texte hébreu laisse dans l’ambigüité l’identité de celui qui réécrit les tables (Moïse ou Dieu Ex 34,1-4 Ex 34,28 ; cf. la juxtaposition « Moïse dit/Dieu dit » en Ex 19,25-20,1). Désormais, l’écriture humaine pourra retenir ou capter des fulgurances de l’Écriture divine — en aucun cas s’identifier à elle.

  Même la Bible en grec est diverse et les Pères le savent pertinemment :

  • Au-delà de la légende, la Septante ne fut pas standardisée comme le texte massorétique le serait : elle connaît des révisions juives (contre les usages qu’en font les chrétiens de l’Église première: Théodotion, Aquila, Symmaque, aux 1er et 2e s.) et chrétiennes (la « Septante de l’Église grecque » utilisée par les orthodoxes n'est pas celle de Rahlfs, le plus communément admise actuellement : elle inclut de nombreux doublets présentant le grec ancien et le grec hébraïsé, par exemple en Is 9,5 ; la Bible slavonne lui ressemble en cela). Au cours des quatre premiers siècles, les Pères grecs, fondateurs des doctrines et de la piété chrétiennes orthodoxes, recourent à la Septante et à sa pluralité textuelle, s’efforçant d’accueillir toutes les variantes dans leur argumentation.

Et dans le monde latin, le gouvernement ecclésiastique a eu soin de canoniser les livres, non les textes ni les versions :

  • Sous la pression des Réformés qui pratiquaient des coupes dans les Bibles traditionnelles, l’Église catholique se résolut fort tard, en 1546, à dogmatiser sur le canon. Mais elle canonisa seulement une liste de livres, non des textes.
  • Encore eut-elle soin, dans les éditions officielles qui suivirent, d’imprimer quelques livres non retenus dans la liste, comme pour bien marquer la nature purement juridique, non « scientifique » de la décision. La Vulgate Sixto-Clémentine, promulguée en 1592 par Clément VIII (1592-1605), réintègre Esd 3-4 et la Prière de Manassé en appendice, contre une décision de son prédécesseur deux ans plus tôt, en s’appuyant sur la tradition manuscrite et l’usage des citations patristiques.

La Bible produit ou promulgue des langues

La Bible hébraïque sait que l’unique parole de Dieu produit une pluralité de paroles humaines.
  • Ps 62,12 le dit avec humour : « Dieu a dit une chose j’en ai entendu deux ». La dialectique de l’un de la Parole et du multiple des langues est au cœur de l’Écriture.
  • Pour les rabbins, l’image de Jr 23,29 (la Parole de Dieu comme « un marteau qui pulvérise le rocher ») intègre déjà l’infinité des traductions possibles (de même qu’un marteau fait jaillir du rocher des myriades d’étincelles, de même la parole divine doit être source d’interprétations toujours renouvelées), et l’inexhaustibilité de la révélation.
  • ExRab. 5,9 cite rabbin Yohanan pour qui « les voix » que le peuple voyait au Sinaï (selon l’anomalie grammaticale d’Ex 20,18) désignent les soixante dix langues dans lesquelles l’unique voix de Dieu se divisait sur le Sinaï, pour que toutes les nations les entendent, et chacune dans sa langue, en sorte qu’Israël a eu beau entendre la Tora en hébreu, sa pleine compréhension suppose la maîtrise de toutes les langues, la totalité de la logosphère, donc de la compréhension humaine.
  • Il ne s’agit pas seulement d’étudier l’Écriture comme un document historique portant un « message » à reconstituer et à « actualiser ». La vérité n’est pas à trouver dans le plus ancien ou l’originaire ; elle ne s’obtient pas par réduction de toute difficulté textuelle par la « science historique » ni par la philologie comparée : elle se manifeste dans les multiples réfractions du Dabar divin dans les mots des langues humaines.
Selon le canon chrétien : la Pentecôte n’est pas le contraire, mais l’inverse de Babel

Dans le récit néotestamentaire de la Pentecôte, qui inverse la malédiction de Babel, le miracle n’est pas que soit restaurée une seule langue, mais au contraire que chacun entende en sa propre langue ce que Dieu dit à travers le dialecte de quelques Galiléens. Ce qui trouble les témoins selon le récit (Ac 2,6), c’est que diversité ne rime plus avec adversité, mais avec compréhension. Ils disent dans leur patois la manifestation du Langage divin — Dabar, Logos, Verbum — incarné, mort et ressuscité, dans l’existence humaine de Jésus de Nazareth : en lui le Langage divin a pris des organes phonatoires et a parlé dans une (des ?) langue(s ?) donnée(s) : « hébreu » (ou araméen), grec et latin. Soudain, le mythe se réalisait : le langage divin, à partir de son point d’émergence dans l’idiolecte d’un Galiléen du 1er s., pouvait se dire en toutes langues humaines.

Toute langue devient potentiellement biblique.

En conséquence, les chrétiens traduisent d’emblée et, ce faisant, inventent ou reconfigurent des langues. La Bible, en s’intégrant à diverses cultures, modifie leur langage : elle modèle ainsi une diction et une vision du monde.

  • Ainsi, si l’on omet les textes magiques en « copte ancien » de la fin du 1er s., c’est la Bible qui fonde la langue littéraire copte, à travers les traductions opérées au cours du 3e s. La Bible va aussi se répandre en éthiopien, géorgien, arabe, nubien, etc.
      • Ayant déjà sémitisé le grec, annexé l’araméen, la Bible avait aussi colonisé le latin. Le latin de la Bible (premières traductions, Vetus latina attestées dès la fin du 2e s.) est d’abord considéré langue de paysans, qui horrifiait les latinistes cicéroniens puristes qu’étaient Jérôme de Stridon ou Augustin d’Hippone. Et pourtant Les Vieilles Latines donnent des informations uniques sur trois livres : elles attestent presque seules de la forme brève originale du livre de Job ; elles donnent la disposition originale du Siracide, et pour Esther un type de texte entièrement perdu en grec. Les révisions et traductions bibliques de Jérôme (entre 390 et 405), finalement rassemblées et connues sous le nom de Vulgate, admises dans les Églises entre le 6e et le 9e s., eurent un impact culturel monumental sur toutes les langues et littératures des populations nouvellement évangélisées, en irlandais, vieil anglais, mais aussi provençal, catalan, italien, etc.

Le mouvements est catalysé par l’invention de l’imprimerie va permettre l’extension des traductions.

  • À travers la traduction de Luther (en 1522 pour le NT et en 1533 pour l’AT), à travers la King James Version, la Bible configure l’allemand et l’anglais.
  • La francophonie n’a que des fragments de « français biblique », venus de grands écrivains réformés tels Agrippa d’Aubigné, qui traduisent à partir du texte massorétique hébreu ; des grands orateurs ou prosateurs du 17e s., des « missels paroissiens » dans lesquels on suivait les Secondes Vêpres le dimanche soir… Aux 19e et 20e s., de nombreuses traductions françaises voient le jour : la Bible du rabbinat, dirigée par le rabbin Zadoc Kahn en 1899, voulant offrir l’interprétation juive au plus grand nombre ; la bible Segond pour les protestants ; la bible Crampon, puis la Bible de Jérusalem pour les catholiques ; la Traduction Œcuménique de la Bible (TOB) — se prétendant toujours plus proches des « textes originaux », ou recourant en contresens à l’inventivité d’écrivains contemporains (Bayard en 2001). La Bible est aujourd’hui traduite — au moins partiellement­­ — dans 1800 langues.

Devant une histoire  aussi riche, c'est la question même de la →traduction biblique qui mérite d'être posée.