La Bible en ses Traditions

Exode 34,29–30.35

M G S
V
Sam

29 Et voici, lorsque 

GLorsque Moïse descendit de la montagne M Sdu Sinaï

les deux tables M Sdu témoignage  [étaient] dans la main

Gles mains de Moïse ; or comme il descendait de la montagne, Moïse ne savait pas que rayonnait la peau de son visage 

Gl'apparence de son visage était chargée de gloire

Sla peau de son visage brillait  tandis qu'Il parlait avec lui

Gtandis qu'Il lui parlait.

29 Et comme Moïse descendait du mont Sinaï

il tenait les deux tables du témoignage

et ignorait que sa face fût devenue cornue du fait de sa participation à la parole de Dieu ;

29 ...

M G
V
S Sam

30 Aaron et tous les fils

Ganciens d’Israël virent Moïse et voici, la peau

Gl'apparence  de son visage rayonnait

Gétait devenue rayonnante, et ils craignirent de s’approcher de lui.

30 mais Aaron et les fils d’Israël, voyant la face de Moïse devenue cornue, craignirent d'avancer plus près.

30 ...

M G V
S Sam

35 Et les fils d’Israël virent que 

VEux voyaient la peau du visage de Moïse

Gle visage de Moïse

Vqu'à sa sortie, la face de Moïse rayonnait

Gétait rayonnant

Vétait cornue

et Moïse se remettait le voile sur le visage

Vmais lui se couvrait la face derechef jusqu’à ce qu’il entre pour parler avec Lui.

Vs'il avait à leur parler.

35 ...

Contexte

Repères historiques et géographiques

19,1–34,35 Emplacement du mont Sinaï

Le mont Sinaï, (numérique, 2022)

M.R. Fournier © BEST AISBL, Lv 1-27 ; Nb 9 ; Ex 3 ; Ex 19-34 

Le mont Sinaï sur cette carte est associé au djebel Musa au sud de la péninsule du Sinaï, où se trouve le monastère Sainte-Catherine. D'autres localisations ont été proposées au nord de la pénisule ou encore au Negeb par ceux qui adoptent un autre itinéraire pour les Hébreux. Toponymie Sinaï, Horeb.

Mohammed Moussa, Vue du sommet du Mont Sinaï (Jabal Musa , جَبَل مُوسَىٰ), (photographie, 2013)

© CC-BY-SA-3.0→,

Réception

Tradition juive

29–35 Comment comprendre la transformation du visage de Moïse ?

Entre lumière et cornes

Rachi développe le même rapprochement en comparant cornes et rayons, mais pour lui les cornes sont venues à Moïse avant même Ex 34 (anticipation que l'on retrouve dans les « Bibles » françaises en forme de romans de chevalerie des 12e-13es. (cf. J. R. Smeets, « Les cornes de Moïse »,  Romania, tome 11/4453-454 (1996), 235-246. DOI : )

  • Rachi Comm. Tora  [Le mot qāran] est apparenté au terme « cornes », puisque « la lumière rayonnait et se projetait en forme de corne. Et depuis quand Moïse a-t-il été favorisé des rayons de la Gloire ? Nos maîtres ont dit que c'est depuis qu'il a été dans la caverne, où le Saint Béni soit-Il, avait mis Sa main sur son visage, ainsi qu'il est dit : "Et Je te couvrirai de ma main" (Ex 33,22). » 

Il rapproche ainsi qāran, « cornu », et qāran, « brillant » et rejoint p.ê. un archétype de la représentation du divin au Proche-Orient Antique : Milieux de vie Ex 34,29–35.

  • Cf.Exod. Rab. 47,6 qui évoque des  קרני ההוד, « cornes de gloire ».

Rien que de la lumière !

Peut-être motivée par le désir de lutter contre l'anti-judaïsme que les cornes ont fini par alimenter dans la chrétienté médiévale (Arts visuels Ex 34,29–35), la  polémique contre les cornes de la Vulgate s'appuie sur des explication philologiques ad hoc, moins convaincantes que celle d'Aquila (Vocabulaire Ex 34,29–35) :

  • Rashbam (ca 1085-1158) polémique : [Le mot קרן est] lié à l’idée de הוד – grandeur. Il est comme le mot קרנים dans l'expression « qui émet des rayons (קרנים) de tous côtés » (Ha 3,4). Quiconque associe קרן, dans ce verset, au sens de corne, comme dans la phrase  « Il a de cornes comme les cornes du buffle (קרני ראם קרניו) » (Dt 33,17), est un insensé. Car de nombreux mots dans la Tora ont [au moins] deux catégories [séparées, distinctes] [de signification]. (cf. Sefaria→)

Un signe de la divinisation de Moïse ? 

Le dramaturge juif d'Alexandrie au 2e s. av. J.-C. raconte un rêve de Moïse dans lequel celui-ci assume le trône de Dieu, en brandit le sceptre de Dieu et en porte la couronne, et dont Moïse se réveille terrifié :

  • Ézéchiel le Tragédien (Alexandrie) Exagōgē [L'Exode], l.73-81 : Je [Moïse] m'approchai et me tins devant le trône. Il [Dieu] me tendit le sceptre, me fit monter sur le trône et me donna la couronne ; puis il se retira lui-même du trône. Je contemplai toute la terre alentour, les choses qui se trouvaient au-dessous et celles qui se trouvaient au-dessus des cieux. Alors une multitude d'étoiles tombèrent à mes pieds, et je comptai leur nombre. Elles passèrent à côté de moi comme des rangs d'hommes armés (cf. R.G. Robertson, « Ezekiel the Tragedian », dans  J.H. Charlesworth ed., The Old Testament Pseudepigrapha, New York : Doubleday, 1985, 2:803–819). 

Au 1er s. ap. J.-C. Moïse a atteint un statut très élevé, dont témoignent un texte apocalyptique comme Asc. Moïse ou le récit de la lapidation d'Étienne pour avoir blasphémé « contre Moïse et contre Dieu » mis en parallèle (Ac 6,11)... 

Liturgie

29–35 cornes RITUEL Paramentique : des cornes de Moïse aux mitres épiscopales... 

... en passant par les romans de chevalerie.

Le Moïse cornu apparaît dans les romans de chevaleries et les versifications françaises de la Bible des 12e-13e s. Dans ces romans, l’adjectif cornus revêt le sens de riche, puissant, fort (cf. J. R. Smeets, « Les cornes de Moïse », Romania, tome 114453-454 (1996) pp. 235-246). La réalité de l’excroissance pointue n’y est cependant pas oubliée : elle se retrouve plus ou moins identifiée à ... la mitre des évêques.

  • Reclus de Moiliens, Li romans de Carité et Miserere (ca 1173-1180/90) , § 116-117 « Eveskes, sages iés moustrés | Quant tu ies en ton hiaume entrés | Car par le double encornement | Le mitre dont tu ies mitres | Moustre ke tu ies bien letrés | Et ke tu ses Pacordement | Dou vies, dou nouvel testament | Por chou ies cornus doublement » (éd. A.G. Van Hamel, Paris, 1885, p.62).

  • Herman de Valenciennes (chanoine et prêtre, 12e s.) Li romanz de Dieu et de sa Mere (ap. 1169 ou 1189?), 6, str. 286 v. 2100ss [il s'agit de Moïse] : « Cist homn estoit cornuz, signor, vos nel savez. | Tornees sont les cornes, com vos veü avez | Les coifes c'ont es chiés li evesque sacrez : | Por ce que il n'ont cornes — ce lor est destinez —| Si ont coifes cornues, sachiez par veritez » (cf. Ina Spiele, éd., Li romanz de Dieu et de sa mere d'—, Leiden, 1975 p. 287).

  • Geufroi de Paris, Bible des .vij. estaz du monde(1243) « Celui [Moïse] fist nostre sires Diex | Premier evesque des Ebrex | Et en leu de mit[r]e porter | Li fist cornes u chief lever » (BNF fr 1526, fol. 23d. 1.4ss).

Les mitres cornues  

Alexandra Makin, évolution de la mitre cornue aux 11e et 12e siècle, (montage photographique numérique)

D.R. Blog Alexandra Makin→ © Fair use

La mitre en forme de bonnet est apparue pour la première fois dans la seconde moitié du 11e s., se portant latéralement sur la tête et continua à être portée de cette façon jusqu'à la fin du 12e s. Vers 1125 et certainement vers 1140, cette mitre latérale a fait un virage très progressif de 90 degrés et a commencé à être portée d'avant en arrière. Les cornes étaient désormais situées directement au-dessus du visage et de l'arrière de la tête au lieu d'être au-dessus des oreilles. La première mitre qui montre ce changement d'orientation est tirée d'un manuscrit français daté de 1120-1146.

Cet usage est confirmé dans la mystagogie allégorique de Durand de Mende :

  • Durand de Mende Rationale  (I, p. 75 v) : « Mitra autem scientiam utriusque testamenti designat. Duo namque illius cornua duo sunt testamenta : anterius novum posterius vetus, quæ duo Episcopus memoriter debet scire ». 

Aaron premier évêque ?

Une explication à cette identification de la mitre épiscopale et des cornes de Moïse pourrait bien se trouver dans les représentations de la coiffe d'Aaron, frère de Moïse, premier grand prêtre et à ce titre sorte de prorotype de l'évêque tel qu'il est considéré dans la hiérarchie ecclésiastique chrétienne : 

Anonyme, Moïse et Aaron instruits par Dieu de la discipline des sacrifices, (détrempe sur parchemin, 12e-13e s. ?), enluminure d'incipit du livre du Lévitique traduit en français

British Library, Londres © Domaine public→

Un Dieu jeune (le Christ?) explique depuis la nuée la discipline du sacrifice à un jeune Moïse cornu et à son frère Aaron paré comme un évêque avec mitre cornue et crosse, et à un serviteur.

Anonyme, Moïse recevant les tables de la Loi pendant qu'Aaron organise l'adoration du veau d'or, (détrempe sur parchemin, 1175-1300), Initiale historiée dans Leviticus cum glossa ordinaria, Latin 184, incipit, f. 2v

Département des Manuscrits, Bibliothèque nationale de France, Paris © Domaine public→

Aux cornes symboliques de Moïse recevant du Dieu-Christ les tables de la Loi, correspondent les deux cornes de la mitre d'Aaron, qui a tout d'un évêque, et dont le cœur semble partagé entre contemplation du dialogue entre le Verbe et son image, et pouvoir à exercer sur le petit peuple adorant son veau comme un seul homme...

Tradition chrétienne

29–35 Comment comprendre la transformation du visage de Moïse ? 1 : les cornes

Une couronne originelle ?

L'attribut très surprenant a choqué, et certains imaginent qu'avant le 8e s., la bible latine (saint Jérôme) eût proposé coronatus « couronné », le cornatus « cornu » actuel  étant au départ une erreur de copiste. 

Une simple image pour la lumière ?

Thomas d'Aquin s'efforce d'éviter les cornes qu'il reproche aux imagiers de montrer (Arts visuels Ex 34,29). Il le dit en commentant 2Co 3,13-16, où saint Paul explique que la lecture christique de l'Écriture consiste à retirer le voile dont Moïse cachait la métamorphose glorieuse de son visage, que ses auditeurs, puis ses lecteurs, ne pouvaient comprendre : 

  • Thomas d’Aquin Super 2 ad Cor., lectio 2 : « [...] l’Apôtre argumente d’après le récit de l’Exode (Ex 34,30-35) où notre texte porte que "le visage de Moïse avait des cornes" [ubi littera nostra habet, quod Moyses habebat faciem cornutam] de telle sorte que les fils d’Israël ne pouvaient tenir leurs regards fixés sur la face de Moïse. Un autre texte porte "le visage resplendissant [faciem splendidam] de Moïse", ce qui est meilleur. Il ne faut pas comprendre qu’il portait des cornes à la lettre, comme certains le peignent, mais que son visage émettait des rayons qui semblaient des espèces de cornes [Alia littera habet faciem splendidam, quod melius dicitur. Non enim intelligendum est eum habuisse cornua ad litteram, sicut quidam eum pingunt; sed dicitur cornuta propter radios, qui videbantur esse quasi quaedam cornua] » (éd. Vivès→ § 93).

Dans sa réticence, Thomas, qui a un amour certain pour les juifs, s'avère peut-être marqué par l'exégèse juive (Tradition juive Ex 34,29–35), en particulier celle de Rachi ou de Rashbam. Ceux-ci cherchaient peut-être bien à lutter contre l'antijudaïsme que la représentation des cornes pouvait susciter ou catalyser.  

Attribut diabolique ? Antijudaïsme

Les cornes de Moïse ont reçu une connotation négative avec le développement du sentiment antijuif à la fin de la période médiévale (Ruth Mellinkoff, The Horned Moses in Medieval Art and Thought, « California Studies in the History of Art » 14, Presses universitaires de Californie, 1970, 133-137).

  • Les chapeaux juifs imposés en France et ailleurs étaient connus sous le nom de pileus cornutus (chapeau à cornes) et les insignes imposés par Philippe III de France semblent avoir incorporé une corne.

Sur la miniature suivante, Moïse est affublé non seulement de ses cornes mais encore du pileus cornutus

Anonyme, Portrait de Moïse, (après 1323), enluminure dans Paulin de Venise, Compendium gestarum rerum 

Egerton 1500, f° 5v., British Library, Londres (Royaume-Uni)

© CC-BY-SA-4.0→

Ici, cependant, Moïse conserve un visage noble et doux... Est-il certain qu'on soit devant un témoignage formel d'antijudaïsme ? 

  • Finalement l'association entre les Juifs, Moïse cornu et les diables dans l'imagerie antisémite chrétienne aboutit parfois à des représentations des Juifs avec des cornes (Melinkoff 135-6) ; Stephen Bertman, « The Antisemitic Origin of Michelangelo's Horned Moses ». Shofar 27/4 (2009), Purdue University Press : 95–106). 

Intertextualité biblique

29–35 TYPOLOGIE  christique : Moïse type du Verbe incarné ?

  • La gloire descend en un homme (Ex 34,29-35) – la gloire descend dans la Tente (Ex 40,34-36). 
  • Les deux sont messagers de Dieu, Sauveur, Face et Messager (cf. Is 63 : nostalgie de la geste de  Moïse en Is 63,11-14). 
  • 2Co 3,7-4,6 interprète la scène en termes d’ancienne et nouvelle alliance et prolonge l’analogie : voile sur le visage de Moïse, voile devant le Sanctuaire, voile sur la Tora. Jésus dévoile tout.

Texte

Procédés littéraires

29 il ignorait que NARRATION Caractérisation de Moïse La cornification du visage de Moïse résulte de l'intimité vécue avec Dieu : des qualités divines (Milieux de vie Ex 34,30) ont déteint jusque sur le physique de Moïse.

Voici le législateur des Hébreux devenu 

redoutable

  • Rien d'étonnant à ce que le peuple soit saisi de crainte devant lui ; décidément, regarder Dieu ou son représentant est dangereux : Ex 3,6 ; 33,20-23 ; 24,10 !

humble et doux ? 

  • Pour autant, Moïse ne se gonfle pas d'orgueil tel un monarque païen, au contraire, en se voilant (Ex 34,34-35), il prend des mesures pour atténuer la crainte qu'il inspire. Dans la suite du récit, le narrateur d'Ex prend soin de rediriger toute l'attention du lecteur vers le Tabernacle, comme pour signifier que l'exaltation de Moïse avait pour but principal de lui permettre de construire le lieu de la rencontre avec le seul Dieu véritable. 

les deux : ... divin ? 

  • Il n'en demeure pas moins que ce voile empêche de voir la face de Moïse, un peu comme on ne peut voir celle de Dieu sans mourir : Procédés littéraires Ex 34,31s.

29–35 cornes + « voile » : Indices théophaniques ?  La métamorphose de Moïse rapportée par la lettre de l'Écriture (Vocabulaire Ex 34,30) peut avoir plusieurs valeurs. 

Connotation théophanique

Amplification visuelle (leur longueur  évoquant celle de rayons lumineux émis par le visage de Moïse irradié de Présence divine), et armes d'attaque et de défense, les cornes sont des attributs divins bien attestés dans l'art du Proche-Orient ancien (cf. Milieux de vie Ex 34,30).

Connotation rituelle : Moïse comme sanctuaire de la présence divine ?

Les cornes apparaissent sur le visage de Moïse dans un contexte fortement liturgique : 

Moïse apparaît ainsi, tel le Temple,  médiateur du divin à l'instar de l'autel muni de cornes, du saint, séparé du peuple par un voile, non sans risque : 

  • Les cornes étaient sur l'idole du « veau d’or » (ou  plus exactement du « jeune taureau ») ; Moïse, ayant détruit l’idole et refusant la représentation de Dieu, remonte sur le Sinaï, quand il redescend, il devient le représentant de Dieu, et « prend, d’une certaine façon, la place du veau d’or » (Thomas Römer, Les cornes de Moïse→).

Typologie christique ?

Dans le Nouveau Testament, Jésus-Christ sera décrit comme le Temple et plus que le Temple, et l'autel et la victime et le Dieu même du sacrifice ultime entre Dieu et son peuple, si bien que Moïse apparaît ici comme un type du Verbe incarné (Intertextualité biblique Ex 34,29–35).

Réception

Arts visuels

29 son visage avait des cornes Cornes et rayonnement de Moïse Les représentations de Moïse cornu (Vocabulaire Ex 34,29) dans les arts visuels sont attestées pour la première fois au 12e s. en Angleterre. Les cornes deviennent ensuite un attribut fréquent du Législateur des Hébreux, pour le meilleur et pour le pire (Tradition chrétienne Ex 34,29–35 : antijudaïsme), ce qui explique l'hésitation constante des portraitistes de Moïse, qui oscillent entre excroissance kératineuse et fantaisie capillaire. 

13e s.

Anonyme, Dieu parle à Moïse, (vitrail, 1248), baie 7, 156 A, détail

Sainte-Chapelle, Paris (France) © Domaine public

fin du 13e s.

Maître du Policratique (?, Paris,  ca 1290-1300), Trois épisodes de la vie de Moïse, (détrempe, pigments et or sur papier), 255 x 285 mm, enluminure, dans Frère Laurent, la Somme le Roi (Livre des vices et des vertus),

ms. add. 54180, f°5v, British Library, Londres, © Domaine public→ 

  • registre supérieur : Moïse recevant et brisant les Tables de la Loi.
  • registre inférieur : les Juifs adorant le veau d'or.

Les cornes sont vraiment dans le prolongement du visage de Moïse est cornu sur ces images. Le rapport entre sa métamorphose et le veau d'or qu'il a brisé (cf. Procédés littéraires Ex 34,31s) est ici de l'ordre de l'évidence visuelle.

15e s.

Le contraste entre le législateur des Hébreux et le Législateur ultime, entre type et antitype, est souvent souligné :

Anonyme (France du nord ou Belgique), Rencontre au sommet entre Moïse et Jésus (détail), (enluminure sur parchemin vers 1440), 37,3 x 27,7 cm (page)

dans Petrus ComestorGuiart des Moulins (traducteur français), Bible historiale, n° 0312, f. 051v

Bibliothèque Mazarine, Paris, Initiales © CC-3.0→

Les cornes de Moïse font face au nimbe crucifère du nouveau Moïse. Le premier désigne la lettre (invisible) sur un phylactère, le second en explique toute la teneur dans un beau geste des mains. Cependant un être cornu à côté du Seigneur n'évoque-t-il pas insensiblement la scène de la Tentation  du Christ au désert ? 

Rapprochées, en contresens (cf. Milieux de vie Ex 34,30, des cornes des faunes antiques ou des diables, ces cornes finirent par affubler Moïse (et les Juifs) d'une aura diabolique... Jusqu'au 17e s., Moïse est le plus souvent représenté âgé, barbu, et cornu.

Renaissance italienne, 16e s.

La plus célèbre de ces représentations est sans doute la statue sculptée par Michel-Ange vers 1515 pour le tombeau du pape Jules II. 

 Michel-Ange Buonarroti (1475-1564), Moïse, (sculpture sur marbre, 1513-15), 235 x 210 cm

  Tombeau du pape Jules II, registre inférieur, centre ; église Saint-Pierre-aux-Liens, Rome, Italie

© CC BY 3.0→

Détail

Michel-Ange Buonarroti (1475-1564), Moïse, (sculpture sur marbre, 1513-15), 235 x 210 cm, détail

Tombeau du pape Jules II, registre inférieur, centre ; église Saint-Pierre-aux-Liens, Rome, Italie

D.R. photo Jörg Bittner Unna © CC-BY-3.0,→ 

  • La noblesse du port de tête, la profondeur du regard de Moïse à la fois lointain, comme encore ébloui, et proche, comme cherchant le regard du spectateur, empêche de réduire ce chef d'œuvre à une manifestation d'antijudaïsme, comme on l'a parfois fait en commentant les petites cornes qui émergent de sa chevelure.
  • Une interprétation de 2008, s'appuyant sur le fait que la statue devait dans le dessin original du tombeau de Jules II par Michel Ange, être posée à 3,7 mètres de haut, les deux protubérances sur la tête auraient été invisibles pour le spectateur regardant vers le haut depuis le sol - la seule chose qui aurait été vue était la lumière réfléchie par elles : le génie de la Renaissance aurait ainsi conçu un effet spécial presque baroque, et réconcilié en une statue les deux grandes exégèses de qāran.

Des cornes ... de lumière !

Jusepe de Ribera dit « lo Spagnoletto » (1591–1652), Moïse présentant les Tables de la Loi, (huile sur toile, 1638), 168 x 97 cm

Museo di San Martino, Naples (Italie) © Domaine public→ 

Philippe de Champaigne (1602-1674), attr., Moïse présentant les Tables de la Loi, (huile sur toile, 1663), 117,6 x 89,5 cm

Inv. M.P.P.2083-684, musée de Picardie, Amiens © R.M.N. Fair use→ 

Une lumière vive éclaire le législateur et ses tables de pierre, une autres source de lumière jaillit de la tête même de Moïse. Le jansénisme du peintre apparaît peut-être dans le paradoxe du doigt pointant le premier commandement qui interdit toute image taillée ou figure : comment le peintre (ne) doit-il (pas) servir la religion ?

  • Pericolo Lorenzo, Philippe de Champaigne. 'Philippe, homme sage et vertueux'. Essai sur l'art et l'œuvre de Philippe de Champaigne (1602-1674), Tournai : 2003, 161-162) voit dans les deux doigts de la main placée devant les tables et son ombre soit des organes-témoins, en quelque sorte, des cornes-attributs traditionnels de Moïse, échos des cônes lumineux sur la tête de Moïse, dont la face, au contact de Dieu devint à la fois spectaculaire et irregardable. Conjoignant réalité et l'abstraction, représentation et symbole, l'image va au bout du visible rendu accessible par le lisible ou l'audible : ce Moïse est « la représentation codée d'une vérité indicible et inaudible ».

Effets spéciaux

La suite de l'histoire de l'art devient plus anecdotique :

Gustave Doré (1832–1883), Moïse descend du mont Sinaï. Exode 32,15, (gravure sur bois, 1866)

illustration pour La grande Bible de Tours © Domaine public→

James Jacques Joseph Tissot (1836-1902), Moïse et les Dix Commandements, (gouache sur carton, ca 1896-1902), 27,3 x 14,5 cm

Jewish Museum, New York © Domaine public→

Marc Chagall applique cette solution dans sa représentation de Moïse recevant les tables de la Loi  : le prophète a deux rayons lumineux au sommet du crâne, qui ressemblent à des cornes.

Marc Chagall (1887-1985), Moïse recevant les Tables de la Loi, (Huile sur toile, 1960-1966), 237 x 233 cm

Musée national Marc Chagall, Nice © CC BY 3.0→Rm 3

Texte

Vocabulaire

33ss voile LEXICOGRAPHIE Terme rare

  • M : le mot 3 fois employé ici est maswê (מַסְוֶֽה) : c'est un hapax, il n'apparaît nulle part ailleurs dans les Écritures. Le mot lui-même est énigmatique, on n'en connaît guère la racine : il imite verbalement, en quelque sorte, le mystère qui recouvre la métamorphose de Moïse au contact de la parole divine. 
  • G : présente kalumma (κάλυμμα). Les autres occurrences de ce mot dans la Bible grecque désignent toutes le rideau du Temple le Saint du Saint des Saints (Ex 27,16 ; 34,33-35 ; 35,11 ; 39,20 ; 40,5; Nb 3,25 ; 4,8.10-12.14.25 ; cf.  2Co 3,13-16). Les traducteurs ont ibien nterprété la métamorphose dans son contexte cultuel : Procédés littéraires Ex 34,29–35.

30 cornes Sémantique du terme hébraïque qeren קָרַן (qāran) est apparemment un verbe dénominatif dérivé du nom קֶרֶן (qeren), corne.

Cornes

Si le verbe vient du nom, alors qāran suggère que le visage de Moïse était « cornu » d'une certaine manière.

Lumière

Exceptionnellement le terme s'irise de connotations solaires.

  • En M—Ha 3,4, YHWH est décrit ainsi : « Le rayonnement devient comme l'éclair, deux cornes lui [sortent] de la main : là est le secret de sa force » (cf. G—Ha 3,4 : et son éclat sera comme lumière, il y a des cornes dans ses mains et il a établi un amour puissant de sa force »). Dans cette théophanie unique la corne est  symbole non seulement de force, mais aussi de lumière.
  • Peut-être est-ce la trace d'un symbolisme solaire archaïque ? En arabe→, qaron peut signifier non seulement l’antenne ou la corne, mais aussi les premiers rayons du soleil

Peut-être le visage de Moïse devint-il cornu à la façon d'un soleil ou d'un dieu, c'est-à-dire rayonnant de lumière ?

Vocabulaire

Contexte

Milieux de vie

30 cornes RELIGION du Proche-Orient ancien. Des hommes et des dieux : les cornes comme attribut divin Diverses attestations iconographiques du Proche Orient ancien permettent de penser que le narrateur d'Exode 34 imagine bien Moïse avec des cornes, et non pas simplement rayonnant. Les divinités du Proche-Orient ancien apparaissent souvent avec des cornes, soit comme une partie de leur « corps», soit portées comme une coiffe. Israël n’a pas hésité à en attribuer aussi à son Dieu, comme expression de sa foi dans la puissance de salut de ce dernier (2S 22,3).

Mésopotamie

La tiare à cornes, coiffe réservée aux divinités mésopotamiennes, s'est enrichie de paires de cornes au fil du temps (rappel : empire d’Agadé, dynastie d’Akkad fondée par Sargon : 2340-2200 | règne de Naram-Sîn:  2254 – 2218 | époque néo-sumérienne : 2150 – 2100 av. J.-C.).

Empreinte du sceau-cylindre VA 243 , (serpentine, ca 2350–2150 av. J.-C.), 3 x 1 cm, Uruk, Mésopotamie

Vorderasiatische Museum, Berlin (Allemagne) 

 photo : Anton Moortgat, Vorderasiatische Rollsiegel. Ein Beitrag zur Geschichte der Steinschneidekunst, Berlin (1940) : 101 © Domaine public

La scène représente une interaction rituelle ou administrative dans un style typique des sceaux-cylindres mésopotamiens. Un dieu trône, une charrue dans la main levée, face à un autre dieu (tous deux porteurs de coiffes à cornes), introduisant un adorateur humain (sans cornes) porteur d'un chevreau. La divinité assise, est probablement une figure majeure du panthéon. Si les motifs cosmiques du registre supérieur sont associés au soleil, ce pourrait être Šamaš (Utu). On peut aussi penser à Enlil : Dieu de l’air et de l’autorité, souvent représenté dans des scènes administratives ; ou encore à Anu  chef du panthéon sumérien, parfois associé à un trône céleste.

Le nombre de cornes indique la plus ou moins grande puissance du dieu. 

Stèle d'Hammourabi (1810−1750 av. J.-C.), (gravure et sculpture sur basalte noir, entre 1793 et 1751 av. J.-C., Suse ?), 225 x 79 x 47 cm

sb 8, Département des Antiquités Orientales, salle 227,, Musée du Louvre (Paris), © Domaine public→ 

Le relief montre Hammurabi debout devant le dieu Shamash assis, coiffé de la tiare à quadruples cornes. L'attribut solaire des flammes jaillit de ses épaules. 

Signalétique divine

L'attribution de cornes à des humains est rare, elle signale leur statut élevé, en voie vers la divinisation peut-être.

  • Ainsi sur la stèle de victoire de Naram-Sin en Mésopotamie (vers  2250 av. J.-C.), le monarque d'Agade est-il représenté avec des cornes reliées à son casque conique. Quoique grand et victorieux, lui-même n'est pas (encore) un dieu, en contraste avec les divinités symbolisées au sommet de la stèle par des symboles astronomiques.

Anonyme, Stèle de Narâm-Sîn, roi d'Akkad, célébrant sa victoire contre les Lullubi du Zagros (détail d'un relief sur calcaire gréseux, ca 2350- 2200 av. J.-C.), stèle entière : 200 × 105 × 27 cm

Département des Antiquités Orientales, Richelieu, rdc, salle 2, Apporté de Sippar à Suse comme butin de guerre au 12e s. av. J.-C., Musée du Louvre, Paris © Domaine public→ 

Égypte

Sur certaines images, diverses figures anthropomorphes ne sont identifiables comme dieux que par la présence de cornes, leur absence signalant que la figure est seulement humaine. 

Anonyme (13e s. av. J.-C.), Le pharaon Horemheb entre Osiris et Hathor, (fresque)

Décoration dans la tombe de Horemheb (KV.57), détail de la frise du puits, mur oriental, Vallée des Rois, Thèbes ouest, Égypte

D.R. photo Jean-Pierre Dalbéra © CC-BY-2.0→

Au c. :  Horemheb (dernier pharaon de la dix-huitième dynastie, qui rétablit le culte d'Amon après les expériences de Toutankhamon et de son père Aménophis IV) ; Osiris (à g.) porte fouet et sceptre royaux ; Hathor (à dr.), maîtresse de l'Ouest, du Ciel et de tous les dieux, est coiffée d'une perruque à bandes surmontée des cornes de vache enfermant le disque solaire.

Remarquable, dans le contexte d'Ex 34,20-35 est l'association entre le rayonnement  du soleil et les cornes ou les couronnes, comme ici.  

  • Les pharaons des 18e et 19e dynasties (ca 1550-1186 av. J.-C.) portent la couronne Atef avec ses cornes de bélier caractéristiques, signalant leur statut divin ou demi-divin.

Anonyme, Le roi Touthmosis III portant la couronne Atef, (relief polychrome sur calcaire, ca 1479-1425 av. J.-C. ?), Deir el-Bahari, musée de Louxor, Égypte

D.R. photo Olaf Tausch © CC-BY-3.0→ 

Anonyme (13e s. av. J.-C.), Triade de Ramsès II avec Amon et Mout, (sculpture sur granit, Nouvel Empire, XIXe dynastie, règne de Ramsès II, vers 1279-1213 av. J.-C), 170 x 113,5 x 94 cm., temple d'Amon à Karnak, Égypte

Musée égyptien de Turin, Italie © Fair use→

Ramsès II, portant des cornes de bélier, siège entre Amon, le dieu du vent et de la fertilité, et la déesse Mout compagne d'Amon, portant les grandes cornes de vache.

À Ougarit

Anonyme, Stèle de Baal au foudre, (calcaire blanc, 15e-13e s. av. J.C.), 142 × 50 × 28 cm, stèle cintrée, Ras Shamra, Ougarit, Syrie

Département des Antiquités Orientales, salle 301 n° AO 15775, Musée du Louvre, Paris

© Domaine public→Jr 7,9

Cette stèle représente le dieu de l'orage et de la pluie Baal. Celui-ci marche vers la droite levant une massue de son bras droit et plantant dans le sol une lance. Il porte une barbe et une haute coiffe à cornes de taureau, l'identifiant comme divinité. Deux longues mèches de cheveux enroulées aux extrémités tombent sur sa poitrine. Le dieu est vêtu d'un pagne orné de fines rayures, à sa ceinture un poignard à gaine à bout recourbé se situe juste au-dessus d'un personnage nettement plus petit. Cette figure est posée sur un piédestal, elle porte une robe châle à galon. Ce petit personnage représente certainement le roi d'Ougarit, vêtu d'une tenue de cérémonie, faisant un geste de prière, se plaçant ainsi sous la protection du dieu. Le dieu Baal était l'un des dieux les plus importants du Levant, il déclenchait l'orage en brandissant sa masse d'arme, sa lance arborescente symbolise la foudre et les bienfaits de la pluie. Des textes découverts à Ras Shamra, écrits en ougaritique, décrivent le combat entre Baal depuis sa résidence de la montagne et Mot, dieu de la mort et de la sécheresse. D'autres évoquent son combat contre Yam, dieu de la mer. C'est peut-être ce qu'évoquent les lignes ondulées gravées sur la base qui symboliseraient la montagne et la mer.

Des cornes...  et de la lumière !

Dans l'imagerie divine du Proche-Orient ancien les cornes divines étaient souvent associées à une lumière (cf. Vocabulaire Ex 34,30). En Mésopotamie, par exemple les cornes ont un rapport avec l'aura des dieux appelée « melammu », lumière brillante qui rayonnait en particulier de leur tête (Enuma Elish 4,58) ou de leur armement, et qu'ils pouvaient donner en partage à des humains, en particulier les rois (cf. l'équation corne = lumière autour du messie davidique en Ps 132,17 ; ou encore Ha 3,4).

Réception

Comparaison des versions

29 des cornes : V | G : l'apparence de son visage était chargée de gloire | M : rayonnait la peau de son visage. Comment raconter la gloire divine ? 

  • M—qāran est généralement traduit rayonner, briller, mais cela semble être plus une paraphrase ; être cornu ou avoir des cornes semble une traduction très justifiable : Vocabulaire Ex 34,30.
  • G : τὸ πρόσωπον Μωυσῆ ὅτι δεδόξασται [son visage était glorifié] explique et rationalise le symbole : la transformation de Moïse est une simple apparence prise par son visage ; seul Dieu rayonne véritablement de gloire. 
  • Aquila (connu par Jérôme, Comm. in Amos III,7, PL 25, col.1067) conserve l'image littérale : « l'apparence de son visage était devenue cornue » (J.W. Wevers, Exodus, Septuaginta II.1, Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 1991, 383). 
  • V : cornuta esset facies sua. Jérôme ne traduit pas « la peau » qu'il considère peut-être comme une expression périphrastique pour insister sur la transformation du seul visage. Cette traduction très littérale retient quelque chose du lien possible des cornes et de la lumière en hébreu (Vocabulaire Ex 34,30), s'il est vrai que cornu en latin peut désigner une corne du croissant de lune (Virgile Georg. 1,433). 

Les Targoums (Onqelos, Ps-Jonathan, fragmentaire, Neofiti, ou samaritain) semblent délibérément traduire le terme de « peau » (עור) comme s’il s’agissait du mot « lumière » (אור), en s'appuyant sur des graphies assez semblables pour faciliter la lecture d'un passage à l'imagerie difficile à accepter. 

  • Tg. Onqelos sur Ex 34,29 : וַהֲוָה כַּד נְחַת משֶׁה מִטּוּרָא דְסִינַי וּתְרֵין לוּחֵי סַהֲדוּתָא בִּידָא דְמשֶׁה בְּמֵחֲתֵיהּ מִן טוּרָא וּמשֶׁה לָא יְדַע אֲרֵי סְגֵי זִיו יְקָרָא דְאַפּוֹהִי בְּמַלָּלוּתֵיהּ עִמֵּיהּ:  : « Lorsque Moshé descendit de la montagne du Sinaï, les deux tables du témoignage étaient dans la main de Moshé lorsqu'il descendit de la montagne. Moshé n’avait pas connaissance du grand rayon de gloire de son visage quand [Dieu] lui parlait ». 

Frontispice de la bible Polyglotte d’Alcalà→ (1514-1517), (gravure sur bois) © Domaine public

Propositions de lecture

29–35 Moïse avait-il des cornes ? Toute l'histoire de l'art occidental depuis le 12e s., suivant la version latine des Écritures, affuble Moïse d'appendices cornus : Arts visuels Ex 34,29. Ils  ne doivent cependant pas faire naître chez l'aimable lecteur de doutes sur la fidélité de Séphora : personne n’a jamais soupçonné l’épouse du prophète ! Ils posent, en revanche, une passionnante question biblique. En l'approfondissant, on confirmera une fois encore que la trace écrite du Verbe de Dieu est une partition polyphonique, dont il faut entendre toutes les voix, et qu'en particulier la voix latine du génial saint Jérôme mérite bien le regain d'intérêt que lui portent des éxégètes, en particulier à l'Ecole biblique et achéologique française de Jérusalem.

NON

Moïse ne pouvait porter de ridicules cornes, disent de grandes autorités :

  • Plusieurs pères de l'Église (Clément d'Alexandrie, Origène, Cyrille d'Alexandrie, Grégoire de Nysse...) préfèrent insister sur la lumière de la révélation et de l'Esprit, qui l'avaient rendu éblouissant pour son peuple (Tradition chrétienne Ex 34,29–32).
  • Certains ont imaginé qu'en fait il s'agit d'une bête erreur scribale: avant le 8e s., la bible latine (de saint Jérôme) aurait proposé coronatus « couronné », le cornatus « cornu » actuel  étant dû à l'inattention d'un copiste sur une voyelle... Cependant les commentaires de Jérôme sur le passage, et sur d'autres passages évoquant des cornes, eux-mêmes démentent cette hypothèse (ex : Jérôme Comm. Isa. 17,61.8). 
  • À l'âge d'or de la scolastique, Thomas d'Aquin lui-même, cherche à euphémiser sinon à supprimer le symbole :  Tradition chrétienne Ex 34,29–35. Il le fait en s'appuyant sur deux litteræ différentes dont il dispose pour le texte de l'Exode, mais peut-être aussi par sympathie pour les Juifs : 
  • C'est tout simplement un contresens sur le texte, finissent par trancher des autorités juives : Tradition juive Ex 34,29–35.

Et pourtant, il n'est pas sûr que le procès en antijudaïsme voire en antisémitisme fait aux imagiers médiévaux soit entièrement justifié.

  • En effet, à la même époque, ce n'est pas seulement Moïse ou les Juifs, ce sont les évêques catholiques qui portent des cornes : Liturgie Ex 34,29–35 !

En outre, il y aurait beaucoup à dire sur la connotation négative, voire diabolique des cornes.

  • Les cornes symbolisent souvent une puissance positive, voire celle de Dieu en 2S 22,3. Leur diabolisation n'a pas beaucoup de justifications bibliques : par exemple il faut à saint Jérôme un petit développement herpétologique pour doter de cornes le serpent tentateur : Milieux de vie Gn 3,1. (Quant à savoir comment les cornes ont poussé au diable et à ses sbires, c'est un sujet pour une autre note). 

OUI

De fait, l'interprétation diabolisante ou antijuive qui a été faite parfois des cornes de Moïse apparaît comme un parfait contresens : 

  • pour des raisons historiques : les cornes, dans le milieu où s'élaborèrent les traditions consignées dans la geste mosaïque de l'Exode, ont une connotation très positive. Certes, il ne les place pas sur la tête de Moïse, mais évoque la peau (עור) de son visage, cependant certaines représentations égyptiennes aussi placent les cornes aux tempes, aux joues ou à la mâchoire du pharaon ; en Mésopotamie, et en Canaan aussi, la corne marque la force d’un dieu, les Hébreux y voyaient un signe de puissance divine : Milieux de vie Ex 34,30.
  • pour des raisons littéraires : dans la logique du récit de l’Exode, ses cornes confèrent au personnage de Moïse une caractérisation quasi divine : Procédés littéraires Ex 34,29 ; Procédés littéraires Ex 34,29–35
  • pour des raisons théologiques enfin : Intertextualité biblique Ex 34,29–35Intertextualité biblique Ex 34,29–35. Même dans la tradition juive, le statut de Moïse dans l'antiquité était très élevé : Tradition juive Ex 34,29–35.

QUE DIT LE TEXTE ?

Il y a de bonnes raisons philologiques de penser

  • que le texte lui-même évoque des cornes : Vocabulaire Ex 34,30 ;
  • que dès l'époque où les juifs d'Alexandrie traduisirent le texte, ils s'efforcèrent d'adoucir l'image (Comparaison des versions Ex 34,29 : G et Aquila) pour éviter le risque d'une association trop intime à la divinité ; 
  • mais que Jérôme n'en fut pas effrayé, parce que dans la tradition latine, l'association de la corne avec la lune plutôt qu'avec le soleil diminuait le risque d'idolâtrie (Comparaison des versions Ex 34,29 : V): la lune ne rayonne pas par elle-même, mais seulement en reflétant, par participation, une lumière qu'elle reçoit du soleil.  

Plus généralement concluons avec un très grand savant, ancien élève de l'Ecole biblique et précurseur de nos travaux en exégèse différentielle : 

  • Julio Trebolle, The Jewish Bible and the Christian Bible. An introduction to the history of the Bible, trad. Wilfred G.E. Watson, Leiden-New York : Grand Rapids, Mich. : Brill Eerdmanns, 1998, p.356) : « L’un des aspects intéressants de la Vulgate réside dans les lectures d’Aquila et de Symmaque, que le texte latin permet de retracer. Tout cela confère à la Vulgate une valeur critique inestimable, bien que l’intention de Jérôme n’ait pas été précisément d’établir un texte critique. »