La Bible en ses Traditions

Matthieu 26,36

Byz S TR Nes
V

36 ...

36 Alors Jésus vient avec eux dans un domaine appelé Gethsemani. 

Et il dit à ses disciples :

— Asseyez-vous ici pendant que j'irai là-bas et que je prie.

36–46 Jn 12,27-30 ; He 5,7-10 L’agonie du Christ  Mc 14,32-42 ; Lc 22,40-46 ; Jn 18,1 36 “Demeurez ici” Gn 22,5

Réception

Arts visuels

36–41 CONTEMPLATION Tourmente nocturne

Peinture française du 19e s.

Vincent van Gogh (1853-1890), La Nuit étoilée (huile sur toile, juin 1889), 73,7 x 92,1 cm

Museum of Modern Art (MoMA)→, New York © Domaine public

La nuit transfigurée. Vincent est à l’asile de Saint-Rémy de Provence, sa chambre devient ainsi la cellule de ses visions. Dans la nuit de ses désespoirs, les étoiles sont des soleils et s’enroulent en des tourbillons de feu, prenant la forme de tournesols ; et la lune elle-même se métamorphose en soleil, dans le ciel nocturne de ses angoisses. Les cyprès semblent une flamme immense, cierges d’une étrange supplique, celle d’une prière où le clocher est comme un doigt levé qui touche le ciel pour y puiser une parcelle d’espérance. Autour de l’église se blottit un petit village où la lumière des foyers émerge des fenêtres.

Voici l’étreinte de la nuit et de la lumière en quête d’une aurore. Van Gogh qui voyait dans un arbre tourmenté le Christ en agonie, nous fait découvrir que l’artiste est un prophète qui annonce le jour au cœur de la houle de nos insomnies tourmentées. « Veillez et priez » (Mt 26,41) … et la nuit deviendra lumière pour vos yeux obscurcis. Il manifeste ce désir d’absolu par la puissance des couleurs pour chercher à sortir de ses torpeurs. Il nous fait découvrir en ce paysage transfiguré le souffle de vie arraché aux cauchemars de la mort. La lumière a vaincu les ténèbres. (J.-M. N.)

Contexte

Repères historiques et géographiques

36a Gethsémani

Toponyme ?

Gethsemanê (Vocabulaire Mt 26,36a) pourrait bien être d’abord le nom d’un endroit précis dans le terrain cultivé au-delà du Cédron (Lecture synoptique Mt 26,36a), où l’arrestation eut lieu (cf. Jn 18,4 Jésus sort — exêlthen — de quelque part pour rencontrer les soldats). En effet, les pressoirs à olives ne sont en usage que pendant l’automne et l’hiver, après la récolte des olives. Au printemps (saison de la Pâque), les grottes des pressoirs d’olives sont employées comme dépôts. Jésus y aurait trouvé un endroit accueillant pour passer la nuit : sec et spacieux, avec de l’eau sur place. Vu la fraîcheur des nuits à cette époque, les disciples n’ont probablement pas passé la nuit en plein air, Jésus a pu être arrêté dans la grotte de trahison, après avoir prié sur le site de l’actuelle « église des Nations », peut-être sur l’un des affleurements rocheux qui s’y trouve.

Plus succintement, le toponyme désigne un jardin situé au bas du versant ouest du mont des Oliviers (voir Repères historiques et géographiques 2S 15,30 et suiv.) faisant face à la vallée du Cédron (ou « vallée de Josaphat »), où Jésus pria pendant que ses disciples dormaient, avant d'être arrété suite à la trahison Juda.

Père Antonin Jaussen (1871-1962), Un olivier et un dominicain à Gethsémani, (négatif stéréoscopique, ca. 1910)

Photothèque du couvent Saint-Etienne, Jérusalem - E.B.A.F. (00169-J 0174)

© Couvent Saint-Etienne - E.B.A.F.

Un bel olivier du Jardin des Oliviers des pères franciscains, à Gethsémani, vers 1910. Un dominicain donne l’échelle du gros tronc noueux. À l’époque, aucune église latine n’avait été reconstruite à Gethsémani, et le terrain franciscain n’est qu’un grand jardin. Le cliché est pris d’ouest en est, l’arrière-plan étant le grand mur d’enceinte des moniales russes de Gethsémani, Ste Marie-Madeleine.

Récit biblique

  • Selon les évangiles de Matthieu et de Marc, Jésus et ses disciples se dirigèrent vers le mont des Oliviers (Mt 26,30 ; Mc 14,26) et s'arrêtèrent au domaine appelé Gethsémani (Mt 26,36 ; Mc 14,32). L'auteur de l'évangile de Luc écrit qu'ils sont arrivés au mont des Oliviers mais ne précise pas le nom de l'endroit où ils se sont arrêtés (Lc 22,39). Dans l'évangile de Jean, ils traversèrent la vallée du Cédron et s'arrêtèrent dans un jardin (Jn 18,1).

Traditions interprétatives et autres sources écrites 

  • Eusèbe de Césarée Onom. 25 s. Gethsemanê, précise que Gethsémani, où Jésus avait prié avant son arrestation, était situé sur la montagne des Oliviers ; les pèlerins s'y rendaient déjà pour prier à l'époque d'Eusèbe de Césarée.
  • On montra au Pèl. de Bordeaux 594 un rocher marquant l'endroit où Judas trahit Jésus parmi les vignes.
  • Égérie Itin. 36,1-3 ; Jérôme Locorum, sv Gethsemani  75 évoquent une église construite sur le site où Jésus aurait prié. Le vendredi saint, une procession descendait du sommet de la colline des Oliviers jusqu'à Gethsémani, dont le nom était associé à l'arrestation de Jésus.
  • Raban Maur Exp. Matt. « On remarque qu’une église a été construite dessus » (699.26).
  • Christian de Stavelot Exp. Matt. « Il descendit du mont des Oliviers dans la vallée de Gethsémani, là où il y a aujourd’hui une église, sur le lieu où il a prié en personne » (= 1478B ; Anselme de Laon Enarr. Matt. 1473D).
  • Sur le mont des Oliviers, on montra à Théodose Situ 142-143 une grotte où Jésus aurait lavé les pieds de ses disciples et pris le souper ; il écrit que les pèlerins y prenaient leurs repas et allumaient des lampes. Pèl. de Piacenza V170 a également vu l'endroit où Jésus et ses disciples se seraient assis. Epiphane le Moine Descriptio 26 et Adomnan, De locis sanctis v242 connaissaient la « grotte sacrée ».
  • La version syriaque (6e s. ap. J.-C.) du Transitus Mariae (voir Wright 1865 148) est la plus ancienne source permettant de relier la mort et l'assomption de Marie à une grotte au pied du mont des Oliviers, tandis que la version grecque du récit (Dorm. Mariae 48) précise que la tombe de la Vierge était à Gethsémani. Selon Jean Damascène Nativ. Mariae 2,18 l'église de la tombe de la Vierge à Gethsémani existait déjà sous l'épiscopat de Juvénal (première moitié du 5e s. ap. J.-C.). Théodose Situ 142 mentionne une église dédiée à Marie sur le mont des Oliviers dans la vallée de Josaphat. Pèl. de Piacenza V170 écrit que, selon certains, l'église se trouvait sur le site de la maison de Marie ; il rapporte également que l'assomption de Marie avait eu lieu à cet endroit. Sôphrone de Jérusalem Anacreonticon 20,95-100 connaissait l'église du tombeau de Marie. Adomnan, De locis sanctis v.240-241 l'a décrite comme une église circulaire à deux étages : le niveau inférieur, qui comportait une voûte en pierre, renfermait à la fois la tombe en pierre dans laquelle Marie avait été enterrée pendant un temps et un autel. Il mentionne également un rocher à l'intérieur du mur, près de l'entrée de l'église, où Jésus aurait prié et sur lequel la marque de ses genoux serait restée visible. Selon Epiphane le Moine Descriptio 25 « la tombe de la très sainte Théotokos » était « une très belle église ». Eutychius d'Alexandrie Nazm al-Jauhar 13,8 attribue la construction de l'église à Théodose Ier ou à Théodose II et impute sa destruction à l'invasion perse. L'église fut reconstruite par les bénédictins au cours du 12e s. ap. J.-C. Selon Procope de Césarée  De Aedificiis 5,9 l'empereur Justinien restaura un monastère de Sainte Marie sur le mont des Oliviers.

Lieux saints actuels, description et évaluation

Le site traditionnel de l’agonie se trouve tout près de l’ancien chemin conduisant du Temple au sommet du →mont des Oliviers. Plusieurs marches de ce chemin, coupées dans le roc, ont été trouvées dans la propriété de l’église russe de Sainte Marie-Madeleine, au-dessus du site aujourd’hui vénéré comme le « jardin des oliviers ».

Le Jardin des Oliviers

Les oliviers de ce jardin, très anciens, ne datent probablement pas du temps de Jésus :

  • Josèphe B.J. 5,264 Les arbres du mont des oliviers furent employés pour la cuisine des trois légions romaines et pour leur équipement, lors du siège de Jérusalem en 70 ap. J.-C.
L'église dite « de toutes les Nations » 

Une première église fut construite entre 379 et 384. Elle était « élégante » (Égérie Itin. 36,1) et centrée sur un affleurement du rocher. Elle fut pillée par les Perses en 614 (le pèlerin Willibald, vers 724/725, est le dernier à la mentionner) et détruite par un tremblement de terre une vingtaine d’années plus tard.

  • Les fondations de l'église byzantine ont été identifiées sous le bâtiment actuel ; des sections de sols en mosaïques byzantines sont encore visibles.

Après un oratoire provisoire, les croisés érigèrent une nouvelle église vers 1170. Ils changent un peu l’orientation de l’édifice, afin d’avoir un affleurement du rocher dans chacune des trois absides, pour faire mémoire des trois supplications de Jésus pendant l’agonie. Après le milieu du 14e s., on perd la trace de cette église.

  • Les matériaux à l’extérieur du mur sud appartenaient à l’église des croisés.

L’actuelle basilique de « Toutes-les-Nations », érigée par les franciscains entre 1919 et 1924 après des fouilles, fait la synthèse des deux premières. Tradition chrétienne Mt 26,36a

La grotte de la trahison

Non loin de l’église se trouve la « grotte de la trahison » (conservée par la custodie des franciscains depuis 1392), aujourd’hui transformée en chapelle, où l’on commémore le baiser de Judas à Jésus. On atteint cette grotte par un long corridor, à droite de la cour conduisant au tombeau traditionnel de la Vierge Marie.

Description

L’entrée originale de la grotte, très large (5 m), est au nord. Dès avant la période byzantine, la grotte naturelle fut élargie, mesurant environ 11 m sur 18. Son sol était 1 m au-dessous du niveau actuel. Entailles et cavités dans le roc suggèrent que la grotte fut peut-être employée pour la pression des olives, d’où viendrait le nom Gethsemanê (Vocabulaire Mt 26,36a ; Repères historiques et géographiques Mt 26,36a). Un trou taillé dans le mur sud (à droite de l’autel actuel) est à la hauteur convenable pour fixer la poutre d’un pressoir. À la poutre étaient reliés des poids permettant la pression. (Les pressoirs d’olives à Maresha — quelques siècles av. J.-C. — présentent des pierres de 140 à 500 kg.) Il ne peut pas s’agir d’un pressoir à vin, car de tels pressoirs ne se trouvent jamais au sous-sol ; en revanche, on a plusieurs exemples d’anciens tombeaux taillés dans le roc, réemployés comme pressoirs à huile : la température plus chaude aide le processus de pression.

La grotte actuelle présente :

  • trois des quatre piliers originaux taillés dans la roche ;
  • les restes de deux niveaux de mosaïques byzantines, signes de vénération chrétienne très ancienne.
  • des fresques du plafond (ressemblant à des étoiles) datées de la période croisée, de même que plusieurs sépultures dans le sol.
  • un pavement de pierre date des fouilles de 1956-1957, ainsi que les autels, et la colonne en forme de T au centre de la grotte.
Histoire

Des récits de pèlerins du 6e s. jusqu’au Moyen Âge évoquent quatre couches taillées dans le roc de la grotte :

Cela peut avoir partie liée avec les restes de deux pressoirs encore visibles en ce temps-là, interprétés comme les lits des apôtres durant l’agonie. En effet, un pressoir à olives comporte deux couches pour supporter la poutre (cf. les couches des pressoirs à Maresha ont ca. 1 m de large et 1 m de haut, trois personnes peuvent se mettre dessus). Une de ces « couches » dut disparaître vers la fin du 6e s.

Il y avait aussi deux citernes dans la grotte.

  • Adamnan Loc. sanct. 1,17 : Arculfe (ca. 680) observait : (1) une citerne descendant jusqu’à une profondeur inconnue sous le mont ; (2) un puits profond dans le sol de la grotte, descendant droit. Les restes de cette dernière ont été découverts sous un trou dans le plafond qui laisse entrer de l’air, la lumière et la pluie. Ces deux citernes servaient peut-être à laver les olives, les outils et les mains.
Évaluation

Quelques détails textuels, dans les narrations évangéliques des épisodes de l’agonie et de l’arrestation, suggèrent en effet qu’ils se déroulèrent en un lieu dédoublé. Cf. pour Mt : Procédés littéraires Mt 26,36ac.39a.42a ; pour les autres : Lecture synoptique Mt 26,36a ; Lecture synoptique Mt 26,36c.39a.42a. Le lieu saint actuel peut bien être le lieu historique (thèse de Joan E. Taylor).

Le tombeau de la Vierge

Le tombeau traditionnel de la Vierge Marie est situé dans la crypte d'une ancienne église romane dont ne subsistent qu'un ensemble de pierres monumentales conservées au musée d'Israël. Sur place, on peut observer :

  • deux tombes taillées dans la roche, dont l'une est identifiée à celle de Marie, qui sont datées du 1er s. ap. J.-C. ;
  • La crypte creusée à l'intérieur du rocher à l'époque byzantine, dont deux arches saillantes appartenaient à l'église byzantine.
  • La reine Mélisande de Jérusalem est enterrée dans cette crypte, à mi-hauteur des escaliers monumentaux qui y descendent, ainsi que d'autres membres de sa famille, placés dans la niche opposée.

Réception

Littérature

36s L'agonie de Jésus L'épisode d'angoisse et de solitude du Christ inspira de nombreux auteurs :

  • Pascal Pensées dans « Le Mystère de Jésus » (fragment hors copie, publié pour la première fois par Faugère en 1844) médite sur le Christ souffrant la solitude de l'abandon à Gethsémani. Les réflexions de Pascal suivent le fil du récit des Écritures. Elles se calquent sur le rythme des événements de l'agonie, entrecoupées de citations venues directement des sources évangéliques, ou de paroles imaginées et mises dans la bouche du Christ à la manière de l'Imitatio : « Jésus souffre dans sa Passion les tourments que lui font les hommes. Mais dans l’agonie il souffre les tourments qu’il se donne à lui‑même. Turbare semetipsum. C’est un supplice d’une main non humaine, mais toute-puissante. Et il faut être tout‑puissant pour le soutenir. […] Jésus cherche de la compagnie et du soulagement de la part des hommes. Cela est unique en toute sa vie, ce me semble. Mais il n’en reçoit point, car ses disciples dorment. […] Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde. Il ne faut pas dormir pendant ce temps‑là. […] Jésus prie dans l'incertitude de la volonté du Père et craint la mort. Mais l'ayant connue il va au-devant s'offrir à elle. Eamus processit. […] Console-toi. Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé. Je pensais à toi dans mon agonie ; j'ai versé telles gouttes de sang pour toi » (Laf. 919 ; Sel. 749).  
  • Vigny « Oliviers »   s'inspire du poète allemand Jean-Paul Richter (Sieebenkaas, 1796) expose ses propres angoisses par le personnage du Christ s'adressant au Père "- mais le ciel reste noir et Dieu ne répond pas". Le poème→ s'achève sur cette conclusion :

"S'il est vrai qu'au Jardin sacré des Ecritures,—— Le Fils de l'Homme ait dit ce qu'on voit rapporté ;—— Muet, aveugle et sourd au cri des créatures,—— Si le Ciel nous laissa comme un monde avorté,—— Le juste opposera le dédain à l'absence—— Et ne répondra plus que par un froid silence—— Au silence éternel de la Divinité."

"Ils dormaient. "Mes amis, savez-vous la nouvelle ?—— J'ai touché de mon front à la voûte éternelle ;—— Je suis sanglant, brisé, souffrant pour bien des jours !—— Frères, je vous trompais. Abîme ! abîme ! abîme !——— Le dieu manque à l'autel où je suis la victime...—— Dieu n'est pas ! Dieu n'est plus !" Mais ils dormaient toujours !..."

"Alors il s'éloigna de près d'un jet de pierre,Et se mit à genoux, et fit une prière.—— Il resta longtemps seul et comme plein d'effroi.—— Il disait: - « Ecartez ce calice de moi,—— « Seigneur! S'il faut mourir pourtant, que la mort vienne!—— « Que votre volonté soit faite, et non la mienne. »—— Le reste dans le ciel ténébreux se perdit. —— Les disciples dormaient. Christ revint, et leur dit: —— - Quoi donc! vous n'avez pu même veiller une heure!—— Il reprit: —— - C'est ainsi qu'il convient que je meure.—— Cela doit être, et nul au monde n'y peut rien.—— Je suis venu pour être abandonné. C'est bien.—— Il faut qu'on me rejette ainsi qu'un misérable. —— On distinguait au loin le temple vénérable—— Bâti par Salomon sur le mont Moria. —— - Pardon pour tous! dit Christ. Mais Pierre s'écria: —— - Si quelqu'un vous délaisse et vous quitte, ô mon maître, —— Ce ne sera pas moi, car je suis votre prêtre. —— Que le tombeau pour vous s'ouvre, j'y descendrai. —— Jésus lui répondit, calme, tandis qu'André,—— Jude et Thomas tournaient vers lui leurs têtes grises: —— - Vous m'aurez renié, vous Pierre, à trois reprises —— Que le coq n'aura pas encor chanté trois fois. ——"

  • Bernanos Journal fait du personnage du curé de campagne "le prisonnier de la sainte agonie". Les scènes d'agonie et d'angoisse de la mort sont nombreuses dans l'oeuvre de Bernanos, mais c'est peut-être dans Le Journal d'un curé de campagne que les références sont les plus explicites et les plus proches de l'évangile.
  • Max Jacob Derniers poèmes, Collection Poésie/Gallimard (n° 160), Paris : Gallimard, 1945 . Dans le poème "Agonie", l'écrivain, à ce moment au camp de Drancy, évoque sa propre mort imminente.

Musique

36–46 J'attends la mort comme en Gethsémani

21e s.

Damso (Kalubi, William, 1992 - ), Γ. Mosaïque Solitaire, 2017

in Ipséité , 2017, piste 3 © Licence YouTube standard→

Solitude de l'artiste et sentiment d'abandon

Dans ce morceau composite (« Mosaïque ») aux accents mystiques et religieux forts, Damso traite de son rapport aux autres et du sentiment de solitude qui l'habite depuis son accession au statut d'artiste, thème récurrent chez les rappeurs, notamment sur le mode de l'hypocrisie des relations et de la trahison. Pour exprimer ce sentiment d'abandon et de solitude, il recourt à la figure du Christ isolé et à l'agonie à Gethsémani, attendant avec angoisse la trahison de Judas, l'arrestation, la torture et la mise en croix. Ainsi, Damso commence son morceau en écrivant :

M'd'mandez pas c'que je fais dans la vie / C'est si noir, vous s'rez pris de panique / Quelque part, loin de toute compagnie / Batterie Faible m'a fait perdre beaucoup d'amis / Me serre pas la main, fais-moi un #Vie / J'attends la mort comme en Gethsémani.

Les deux premiers vers peuvent faire à la fois écho à son passé sombre aux yeux de la société (cf. le morceau « Débrouillard » dans son album précédent Batterie Faible, d'où est issu le premier vers : D'mandez pas c'que je fais dans la vie / J'suis fonce-dé avec 2-3 you-vois du quartier / J'fume un pilon sur l'toit de la ville), mais également à sa carrière d'artiste, qui le conduit dans des milieux dangereux (ceux du show-business et des maisons de disque), ou dans les tréfonds de l'âme humaine par son travail d'écriture.

Après cet avertissement apotropaïque accentué par l'intensif si noir et l'évocation d'un sentiment fort tel que la panique, placée en fin de vers, Damso introduit alors le thème de la solitude, en premier lieu à travers l'isolement spatial : le Quelque part, lieu qui préfigure l'arrivée de Gethsémani, est placé en tête de vers, au point qu'on pourrait le confondre avec une locution à valeur logique (quelque part pouvant être l'équivalent à l'oral de « de toute façon »), mais cette ambiguïté est immédiatement levée par la suite : loin de toute compagnie.

À l'isolement spatial succède l'isolement social, conséquence étroite et directe de sa nouvelle vie d'artiste, puisque c'est son premier album même, Batterie Faible, qui l'a conduit à de nombreuses trahisons en raison d'un « manque de reconnaissance » dont il aurait fait preuve envers certains de ses proches (cf. Commentaire de Damso à ce sujet→). Ces trahisons et ce sentiment d'abandon le conduisent donc à refuser la poignée de main traditionnelle, symbole d'une alliance ou d'un lien qui s'est avéré décevant, pour lui préférer le #Vie, signe de la main popularisé par l'artiste lui-même dans l'un de ses morceaux précédents, « BruxellesVie », comme un nouveau signe de paix, qui pourrait annoncer une fois de plus en filigrane la figure du Christ.

Cette dernière apparaît donc en point d'orgue de ces six vers, dans une acmè caractérisée par l'agonie, cette « attente de la mort » qui caractérise les instants du Christ à Gethsémani. Ainsi, les développements des vers précédents annonçaient en creux un parallèle avec la figure du Christ à l'agonie : la solitude du destin prophétique/messianique, l'isolement dans l'espace (Mt 26,36), puis la trahison et l'abandon des amis (Mt 26,20,25 ; 26,30-35) et le refus d'un signe d'affection trompeur (Mt 26,48-50). Ainsi, la mention de Gethsémani, lieu qui renvoie de façon précise à la vie du Christ, vient clore le parallèle établi entre la solitude et le sentiment d'abandon de l'artiste et celui de Jésus à ses derniers instants.

Arts visuels

36–46 L’agonie du Christ à Gethsémani Dans l’art occidental et dans des cycles christologiques, l’abondante iconographie emprunte aux différents évangiles synoptiques (celui de Jn se faisant moins volontiers le support d’une représentation imagée), sans se limiter à un seul évangile (Lecture synoptique Mt 26,36–46).

Dans l'Antiquité tardive

L'épisode est peu présent en tant que tel dans les images antiques, qui préfèrent au cycle de la passion les miracles du Christ. Il arrive cependant que la scène dans le jardin de Gethsémani soit évoquée. Parmi les plus anciens exemples références se trouvent :

  • La Lipsanothèquede Brescia (ca. 360-370). Les seuls éléments permettant de reconnaître la scène sont les oliviers au milieu desquels se trouve le Christ juste avant la scène d'arrestation. Le Christ semble tenir un volumen, en référence à sa prière.

Anonyme, Lipsanothèque de Brescia, (boite (reliquaire ?) en ivoire sculpté, 4e s. (ca. 386 ?, Milan, Italie), 22 x 32 x 25 cm

Museo di Santa Giulia, Monastère San Salvatore, Brescia, Italie, domaine public © Wikicommons→

Toutes les parois de la boite sont sculptées. Le couvercle, face la plus importante, présente les plus grands reliefs, avec cinq scènes de la Passion du Christ en deux registres et un petit registre supérieur avec une frise d’oiseaux. Jésus au jardin de Gethsémani —— Arrestation —— Trahison de Pierre, avec le coq —— Jésus devant Anne et Caïphe —— Ponce Pilate se lave les mains.

  • Les mosaïques de Saint-Apollinaire-le-Neuf (520-526, Ravenne) sont parmi les premières représentations de la scène dans le monde occidental. L’accent est porté sur l’exhortation et l’enseignement du Christ aux disciples : Jésus est représenté nimbé de lueur, debout, de face et les paumes ouvertes ; il n'est pas en agonie.

Anonyme, Le Christ à Gethsémani (mosaïque, 6e s.)

Nef centrale, mur, registre supérieur, Basilica di Sant’Apollinare Nuovo, Ravenne, Italie

© D.R. Blog "Art in Faith"→

Le haut Moyen Âge

Cette époque favorisa une iconographie beaucoup plus littérale et exégétique que celle développée par les artisans ravennates.

  • Codex purpureus Rossanensis (6e s., Rossano). Sur cette miniature le Christ prie prosterné, puis réveille les trois apôtres endormis.

Anonyme, Codex Purpureus Rossanensis (Gregory-Aland : Σ ou 042, Soden : ε 73) : l'Agonie (écriture grecque onciale en or et argent et enluminure sur parchemin pourpre, 4e-7e s.), 31 x 26 cm

Trésor archéologique, Cathédrale de Rossano, Calabre, Italie, © Wikicommons→ 

Considéré comme le plus ancien des manuscrits illustrés du Nouveau Testament, le Codex Purpureus Rossanensis, ou L'Évangéliaire de Rossano, se compose de 188 folios, écrits sur deux colonnes, 20 lignes par colonne. Il présente l'Évangile selon Matthieu et l'Évangile selon Marc avec une lacune (Mc 16,14-20). 

  • Les portes en bois de l’église Sainte-Marie-du-Capitole à Cologne (milieu du 11e s.) développent la même iconographie.

À partir du 9e s.

La mise en image conforme à Mt tend à disparaître, au profit de représentations du Christ agenouillé, détail de Lc 22,41 (Lecture synoptique Mt 26,39a).

  • Le Psautier de Stuttgart (ca. 820-830) présente le Christ agenouillé devant la main de son Père (apparaissant dans les cieux), puis réveillant le groupe des apôtres (et non seulement Pierre, Jacques et Jean).

À partir du 12e s.

Les concepteurs d’images privilégient les représentations de l'ange consolateur de Lc 22,43. Le Christ est presque toujours agenouillé en présence de l'ange, qui lui présente, ou non, un calice ou une croix :

  • le Psautier d’Ingeburge (1210, musée Condéde Chantilly) ; le Retable de l'abbaye de Klosterneuburg (1330, Klosterneuburg). 

Cette mise en image se diffuse abondamment, d'autant plus que les cycles de la passion se multiplient à partir du 13e s. Ces productions permettent la diffusion très large de la dévotion au Christ à l'agonie.

Pour autant la représentation majestueuse du Christ à l'agonie prêchant continue : 

Anonyme, Prières du Christ à Gethsémani (détail), (mosaïque, ca. 1220)

Niveau de la galerie, registre inférieur, basilique-cathédrale Saint-Marc, Venise © Wikicommons→ 

Pendant la Renaissance et l'Époque classique

L’accent sur la solitude du Christ et la consolation apportée par les anges se renforce. La scène disparaît peu à peu des cycles de la passion, moins fréquents. Elle devient un événement isolé où s’offre à la méditation la souffrance du Christ et son consentement.

Le plus souvent les artistes mettent l’accent sur un dialogue entre le Christ et l’ange :

  • Hans Multscher (1437, Berlin) ; Andrea Mantegna (1459, Londres) ; Giovanni Bellini (1460, Londres) ; Donatello (1465, San Lorenzo) ; Benvenutto di Giovanni (1491, Washington) ; 

Andrea Mantegna (1431-1506), L'Agonie au jardin des oliviers, (tempera sur bois, ca. 1458-1460), 63 × 80 cm

National Gallery, Londres, domaine public © Wikicommons→ , Mt 26,36s ; Mc 32s ; Lc 22,40s

Giovanni Bellini (ca. 1430-1516), L'Agonie au jardin des oliviers, (peinture sur bois, ca. 1465), 81 cm × 127 cm

National Gallery, Londres, domaine public © Wikicommons→, Mt 26,36s ; Mc 32s ; Lc 22,40s 

  • Le Pérugin atteint un certain équilibre dans la représentation paisible des divers aspects de l'épisode :

Pietro Perugino (ca. 1450–1523), Orazione nell’Orto, (huile sur panneau, ca. 1485-1490), 168,2 x 165,4 cm,

Musée des Offices, Florence (n° 20 in Garibaldi V., Perugino. Catalogo completo 8, Florence, 2000) 

Domaine public © Wikicommons→

  • Botticelli (1500, Granada) ; Tintoret (1578-1581, Venise) ; Ludovico Carracci (1586, Londres) ;Valerio Castello (1645, Los Angeles). 

Aux 17e et 18e s., l’accent porte sur la consolation apportée par le ou les messagers du Père. Outre El Greco (1590, Londres),

Le Greco (1541-1614), L'Agonie au jardin des oliviers, (huile sur toile, ca. 1610-1612), 170 × 112,5 cm

Musée des beaux-arts de Budapest, CC GNU-FDL © Wikicommons→, Mt 26,36s ; Mc 32s ; Lc 22,40s ;

Le Greco (Doménikos Theotokópoulos, 1541-1614), L'Agonie dans le jardin des oliviers, (huile sur toile, ca. 1590), 102 x 131 cm

 National Gallery, Londres

Domaine public © Wikimedia commons →

Les œuvres de Nicolas Poussin en témoignent : 

Nicolas Poussin (1594-1665), Le Christ au jardin des Oliviers, (Huile sur cuivre, ca.1628) 62 × 49 cm

Metropolitan Museum of Art, New York, domaine public © Wikicommons→

Nicolas Poussin (1594-1665),  Agonie du Christ au jardin des Oliviers (huile sur toile, ca. 1626 ou 1632-1633) 60,5 × 47 cm

Getty Museum, Los Angeles, domaine public © Wikicommons→, Mt 26,36-46; Mc 14,32-42; Lc 22,39-46; Jn 18,1; Jn 12,27-29

  • Gerrit van Honthorst (1617, Saint-Pétersbourg) ; Guido Reni (ca. 1620) ; Jacques Stella (1640) ; Jean-Baptiste Jouvenet (1694, Rennes).

La représentation ou l’accentuation de ce détail, donné par Lc 22,43, peut aller jusqu’à l’omission ou le rejet dans l’ombre du reste de l’épisode. Se développe ainsi une iconographie représentant le Christ consolé ou servi par les anges au mont des Oliviers :

  • Giovanni Battista Caracciolo (1615, Vienne) ; Philippe de Champaigne (1650, Portland) ; Sebastiano Ricci (1730, Vienne) ; Charles André van Loo (1760, Los Angeles). On la retrouve dans l'oeuvre délibérément archaïsante de Henry Siddons Mowbray (1915-1925), Gethsemane, huile sur toile (1915-1925), Smithsonian American Art Museum.

Exceptionnels, dans le corpus ancien et classique, sont les artistes qui ignorent la présence de l’ange et accentuent ainsi la solitude du Christ (Vittore Carpaccio, 1502, Venise).

Art populaire du 18e s.

Art populaire, Christ au Mont des Oliviers, cire de Nancy (18e s.), 44 x 30,2 x 8,4 cm

© Photo : Trésors de ferveur→

Époque moderne

Le nouveau Christ tourmenté des Romantiques apparaît. Outre Gustave Doré (1843) ; Paul Delaroche (1855), les approches successives de Delacroix sont éloquentes :

Eugène Delacroix (1798-1863), Esquisse pour le Christ au Jardin des Oliviers (huile sur toile, ca. 1826), 32 × 40 cm

Musée Eugène Delacroix, Paris, domaine public © Wikicommons→, Mt 26,36s ; Mc 32s ; Lc 22,40s 

Eugène Delacroix (1798-1863), L'Agonie au Jardin (huile sur toile, 1861), 34 x 42 cm

Rijksmuseum, Amsterdam, domaine public © Wikicommons→ 

Gustave Moreau (1826-1898), Le Christ au jardin des Oliviers (huile sur toile, vers 1880) 80 × 75 cm

Musée Gustave Moreau, Paris — Chat. 596, domaine public © Wikicommons→ 

Cependant, des mises en scène plus traditionnelles continuent. Outre Émile Bernard (1889) :

Carl Heinrich Bloch (1834-1890), Gethsemane, (huile sur plaque de cuivre, 1873)

Musée d'Histoire National du Château de Frederiksborg, Frederiksborg Slotskirke, Danemark, domaine public © Wikimedia commons→

Paul Gauguin (1848-1903), Le Christ au Mont des Oliviers (huile sur toile, 1889), 73 x 92 cm

Norton Museum of Art, West Palm Beach, Florida (USA), domaine public © Wikicommons→

Du 6e s. à nos jours, l’évolution est sensible : l’aspect dogmatique de l’Antiquité tardive, l’aspect narratif et moralisateur du Moyen Âge (où le déroulement des différents moments du passage scripturaire est d’autant plus visible que l’événement se situe sur une montagne) furent peu à peu remplacés, à partir du 15e s., par un aspect plus méditatif et contemplatif que des œuvres récentes n’ont pas démenti. La création contemporaine, dans son souci de dépouillement, est cependant parfois revenue à Mt :

  • Willy Fries (1936-1944, Cologne-Marienburg). Le Christ, à l’écart, profondément incliné, est représenté de dos, tandis que les apôtres, dans l’ombre du contrebas, se sont assoupis.

Contexte

Repères historiques et géographiques

26,1–27,66 Les lieux de la Passion

Parcours de Jésus durant sa Passion, (numérique, Jérusalem : 2022)

M.R. Fournier © BEST AISBL, Mt 26-27 ; Mc 14-15 ; Lc 22-23 ; Jn 18-19

Le lieu du →prétoire, tribunal de Ponce Pilate, est incertain. Deux sites sont possibles : la forteresse Antonia et le Palais d'Hérode le Grand. La tradition situe le prétoire à l'Antonia mais les archéologues, aujourd'hui, le placent plutôt dans le palais d'Hérode le Grand.

Bibliographie
  • Dominique-Marie Cabaret, La topographie de la Jérusalem antique (Cahiers de la Revue Biblique 98), Peeters : 2020.
Toponymie

Esplanade du Temple, Ophel, ville haute, ville basse, palais d’Hérode le Grand, mont Sion, Cénacle, palais hasmonéen, palais de Caïphe, Golgotha, forteresse Antonia, porte dorée, jardin de Gethsémani, mont des Oliviers, colline de Bézétha, théâtre, vallée du Cédron, vallée du Tyropéon, vallée de la Géhenne, via Dolorosa.